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Plus tard ce jour-là, Petite Plante aida Kiin à grimper hors de l'ulaq. Elles s'assirent sur le toit, Shuku dans les bras de Petite Plante. Il faisait chaud ; le soleil était haut dans le ciel et scintillait dans les cheveux de Kiin.

Kiin avait mal aux coudes et aux genoux, mais elle tendit les bras au ciel, grimaçant à cause des croûtes qui tiraient la peau de ses pieds et de ses jambes.

Petite Plante la contempla et observa d'une voix tranquille :

— J'ai de la graisse d'oie, toute fraîche de ce printemps. Cela amollira les croûtes.

Kiin lui sourit mais secoua la tête. Comment pouvait-elle prendre de la graisse qu'on pouvait utiliser pour la cuisine à une femme qui possédait si peu ?

— Ça va, dit Kiin. Le soleil me donne déjà des forces.

Elle tendit les bras à Shuku et nota que malgré sa maladie, malgré les jours de jeûne, ses membres étaient plus forts, plus vigoureux que ceux de Petite Plante. Qui ne remarquait, à leur visage creusé et leurs cheveux cassants, que les femmes Ugyuuns n'avaient pas mangé à leur faim de tout l'hiver, peut-être même depuis de nombreux hivers ? Pourtant, ces six jours, Petite Plante aussi avait veillé et nourri Shuku.

L'enfant se penchait vers sa mère mais, pendant un moment, Petite Plante tint l'enfant serré contre sa poitrine.

— J'ai eu un fils, dit-elle avec douceur avant de confier Shuku à sa mère.

Kiin coula un regard en coin à la jeune femme. Elle y vit de la tristesse, mais le chagrin de Petite Plante n'appartenait qu'à elle, aussi détourna-t-elle les yeux.

— L'hiver dernier fut très dur, murmura Petite Plante.

Kiin acquiesça d'un signe sans pour autant se souvenir qu'il ait été particulièrement rigoureux. Qui pouvait dire ? Peut-être tous les hivers étaient-ils rudes pour le peuple Ugyuun. Qui ignorait que les hommes Ugyuun étaient de piètres chasseurs ? Sinon, pourquoi leurs enfants avaient-ils toujours les lèvres gercées de ceux qui mangent de l'ugyuun cru, sans l'éplucher soigneusement, ce que seuls font des enfants affamés ?

Petite Plante se laissa glisser sur la pente du toit et montra le chemin vers le côté abrité d'un ulaq plus grand. Elle s'accroupit et fit signe à Kiin de l'imiter. Kiin se déplaçait lentement tant ses jointures étaient raides. Elle s'exclama en riant :

— Je me fais l'effet d'une vieille femme !

Petite Plante sourit puis se mit à parler de choses et d'autres, de la vie courante : couper le poisson en tranches pour le faire sécher, trouver les endroits où poussaient les meilleures baies, tisser des nattes. Elle évoqua les disputes qui régnaient entre une jeune femme appelée Camarine et Elle Appelle, sœur du père de Petite Plante. Tandis que Petite Plante babillait, Kiin en vint à comprendre que celle-ci avait quelque chose d'important à lui dire.

Cela faisait toujours sourire Kiin d'entendre les chasseurs parler d'abord du temps et de la chasse avant d'évoquer ce qui leur tenait vraiment à cœur. Elle constatait qu'il en allait de même avec les femmes. Leurs histoires parlaient peut-être de baies et de préparation de repas, d'autres femmes et de ce qu'elles disaient, mais cela revenait au même. Aussi Kiin referma-t-elle ses mains sur Shuku et s'obligea-t-elle à écouter avec politesse jusqu'à ce que Petite Plante soit prête à aborder le vrai sujet.

Des interrogations surgirent dans l'esprit de Kiin et elle avait du mal à tenir en place. Aigle, l'époux de Petite Plante, l'avait trouvée. Espérait-il quelque chose en échange de les avoir sauvés, elle et Shuku ? Qu'avait-elle à donner? Petite Plante n'avait touché mot du panier à sculpter de Kiin. Était-il perdu ? Il contenait pourtant tous ses outils.

Petite Plante acheva de raconter comment une bagarre entre leurs enfants avait tourné en querelle entre les deux femmes. Puis elle ajouta :

— Aigle, mon époux, t'a trouvée. Pour l'instant, il est sorti avec son ikyak chasser le phoque, mais il compte te parler dès son retour.

Petite Plante détourna les yeux, refusant d'affronter ceux de Kiin. L'inquiétude commença à vriller le ventre de Kiin.

Aigle revint le soir même, une fois allumée la deuxième lampe, une fois que Petite Plante et Kiin eurent rangé la nourriture et ôté la peau de cuisson de sa place au-dessus de la plus grosse lampe pour l'accrocher à un chevron près du mur du fond.

L'homme était grand et fort, avec des mains de la taille d'un crâne de phoque. Il avait le visage plat et creusé en son milieu de sorte que le bout de son nez était au même niveau que ses orbites. Sa peau était noire de suie. Son suk était de bonne facture, avec des peaux de macareux et des peaux de fourrure de phoque, mais il puait la moisissure au point que Kiin respira à petites goulées par la bouche pour empêcher l'odeur d'atteindre son nez.

— Je vous ai trouvés, toi et ton fils, dit-il sans politesse.

— Merci.

— J'ai ton paquet.

Kiin hocha la tête. Elle regarda à l'autre bout de la pièce et vit que Petite Plante berçait Shuku sur ses

genoux. Shuku geignait et s'énervait ; il avait faim. Petite Plante le posa sur le dos et l'installa près de son sein gauche.

— Je vais le nourrir, proposa Kiin.

Mais Petite Plante fit comme si elle n'avait pas entendu et Aigle intervint :

— Du lait est du lait. Peu importe quelle femme nourrit cet enfant. Il appartient aux deux.

Ses mots résonnèrent comme une claque. Kiin ouvrit la bouche mais fut incapable de prononcer le moindre mot.

— Je t'ai trouvée. Si tu n'as pas de mari, tu es à moi, dit Aigle.

« Aigle ! fit son esprit rageur. Qui songerait à donner pareil nom à un homme aussi lent et sale ? » Mais Kiin secoua la tête jusqu'à n'entendre que les mots clairs et forts de ses propres pensées.

— Je voyageais sans mon mari, dit-elle.

— Seule ? s'étonna Aigle, les lèvres humides.

— Oui.

— Comment une femme peut-elle voyager sans homme pour la protéger contre les esprits ?

— Je suis chamane, répondit-elle.

Les mots, comme des couteaux tranchants, envoyèrent une douleur au creux de sa poitrine. Son esprit se rebella contre ce mensonge et Kiin dut serrer les dents pour s'empêcher de hurler.

A ces mots, Shuku poussa un cri strident et Kiin bondit sur ses pieds, la frayeur lui coupant le souffle. Les esprits pourraient la punir de ce mensonge, mais s'en prendraient-ils aussi à son enfant ?

Sans un regard pour Aigle, elle se rendit près de Petite Plante, prit Shuku qu'elle serra, sanglotant, contre sa poitrine.

— Il m'a mordue, alors je l'ai pincé, expliqua Petite Plante tranquillement et sans colère.

La peur abandonna Kiin qui sourit devant l'air inquiet de la jeune femme. Portant Shuku à bout de bras, elle dit à Petite Plante :

— Il est assez grand pour savoir à quoi s'en tenir. Non ! Non ! Ne mords pas, ajouta-t-elle pour son fils.

Shuku leva un sourcil et ressembla tant à son père Amgigh que Kiin le serra de nouveau contre elle, chaud au creux de sa joue.

Alors Aigle vint près d'elle et la fit asseoir à côté de Petite Plante.

— Tu as un mari ? dit-il à Kiin comme si la conversation n'avait pas été interrompue. .

— Oui. Samig, des Premiers Hommes.

— Tu les connais, ajouta Petite Plante pour son mari. Ils habitent la plage des Commerçants.

Aigle s'éclaircit la gorge puis mit ses mains en coupe devant lui et regarda sa femme. Petite Plante se leva et se rendit dans le coin où Kiin et elle avaient suspendu la peau de cuisson pour la nuit. Elle prit un bol de bois, l'emplit de viande et de tiges d'ugyuun et le donna à Aigle. Il mangea goulûment.

— Si tu ne veux pas retourner près de lui, j'ai besoin d'une deuxième femme, fit Aigle, la bouche pleine. Celle-ci est une bonne épouse, mais ses bébés ne sont pas forts. Ils ne vivent pas.

Du coin de l'œil, Kiin vit Petite Plante baisser la tête en hâte et se détourner comme pour nier les paroles de son époux.

— Souvent, commença Kiin avec précaution, les enfants meurent au cours des hivers rigoureux. Une mère ne peut porter suffisamment de lait si elle n'a pas assez à manger.

Aigle prit une nouvelle bouchée et ne répondit rien. Kiin poursuivit donc.

— Les chasseurs doivent rapporter suffisamment de phoques, pas seulement pour le jour qu'ils sont en train de vivre, mais afin que les femmes puissent engranger de l'huile et de la viande séchée pour les lunes hivernales où la glace maintient les ikyan à terre et où le vent garde les chasseurs dans leur ulaq.

— Les femmes, ici, elles pèchent, dit Aigle. Elles

font sécher le poisson pour l'hiver. Nous avons de quoi manger.

Kiin inspira profondément avant de remarquer :

— Le poisson ne suffit pas à donner du bon lait aux femmes. Il leur faut de l'huile et de la viande, c'est-à-dire de la graisse.

Aigle pointa vers elle son bol et son menton.

— Et tu sais cela parce que tu es chamane ?

— Je sais cela parce que je suis une femme qui a nourri des bébés. Toutes les mères avec des bébés connaissent la faim, un besoin d'huile et de graisse.

L'homme plissa de nouveau les yeux.

— Tu as un autre enfant ?

— Un fils qui est sur la plage des Commerçants avec son père.

Aigle hocha la tête. Il regarda Kiin jusqu'à ce qu'elle croise son regard.

— Si tu veux rentrer, je te conduirai à ton mari. La plage des Commerçants n'est qu'à quelques jours d'ici.

II racla le dernier bout de viande, lécha le bol qu'il tendit ensuite à Petite Plante. Elle le posa sur la pile de récipients qui envahissait le sol devant la cache de nourriture.

— Il me donnera sans doute quelque chose pour t'avoir ramenée, commenta Aigle avant de roter longuement.

Il regarda sa femme, toujours près de la réserve.

— C'était bon, lui dit-il en se tapotant le ventre. Si tu es chamane, tu as des pouvoirs et tu sais parler aux esprits.

Kiin baissa la tête et se contenta d'acquiescer.

— J'ai entendu des récits concernant deux vieilles femmes, deux sœurs, qui étaient autrefois des Premiers Hommes et qui vivent maintenant chez les Chasseurs de Morse. On dit qu'elles sont chamanes. Tu les connais ?

— J'en ai entendu parler, répondit Kiin prudemment.

— Le peuple Morse, fit Aigle. Un de leurs villages n'est pas bien loin. Parfois, leurs marchands viennent ici après être passés sur la plage des Commerçants.

Aigle rota encore, mais bientôt il eut un hoquet violent et sonore. Petite Plante finit par lui apporter de l'eau et resta à côté de lui pendant qu'il buvait puis lui tapa dans le dos jusqu'à ce qu'il se calme.

Aigle tendit l'eau à Kiin, mais elle refusa. Aigle haussa les épaules et rendit la vessie à sa femme qu'il saisit par le poignet.

— Cette femme, il lui faut un enfant, s'exclama Aigle. J'ai trouvé ton sac. Je sais ce qu'il contient — pas ce que transporte une femme. Il y a des couteaux, comme en utilisent les hommes, et des animaux de bois et d'ivoire.

Voyant qu'il s'interrompait, Kiin dit :

— Je sculpte.

Aigle hocha la tête et une lueur éclaira ses yeux. Kiin frémit. Cet homme, comme le Corbeau, tenterait-il de la retenir pour ses sculptures ?

— Si tu es chamane et que tu sculptes, peux-tu faire quelque chose pour donner de la force à l'enfant de ma femme ?

Debout près de son époux, Petite Plante posa la main sur son ventre.

— Tu attends un enfant ? demanda Kiin.

— Pas encore, mais les enfants viennent facilement en mon sein. Ils ne vivent pas jusqu'au printemps.

Kiin planta les yeux dans ceux d'Aigle.

— Je ne suis pas chamane de la même manière que la plupart des chamans. Ma force réside dans mes sculptures et dans mes chants. Mes pouvoirs ne sont pas immenses, mais tu as sauvé ma vie et celle de mon fils. Je vais essayer d'aider ta femme avec ses bébés. Tu dois rapporter suffisamment de phoques pour que Petite Plante ait de l'huile pour deux hivers.

— Je suis un bon chasseur.

— Alors fais ce que je te dis. Pour un fils.

Petite Plante s'agenouilla près de Kiin, l'entoura de ses bras et chuchota à son oreille des paroles de gratitude.

— Je vais essayer, je vais essayer, murmura Kiin à

son tour, soudain affolée à l'idée de se revendiquer plus qu'elle n'était, craignant que tout pouvoir l'abandonne.

Aigle partit d'un grand rire, se leva, prit sa femme qui n'avait pas encore rangé l'eau, et la porta dans une chambre.

Kiin installa Shuku sur ses genoux, releva son parka pour qu'il puisse téter. Les petits bruits de Shuku étaient couverts par Aigle qui faisait l'amour bruyamment. Kiin sourit. Aigle avait dit que la plage des Commerçants n'était qu'à quelques jours en ikyak. Peut-être qu'à la prochaine pleine lune elle verrait Samig et serait de retour parmi les siens. Son cœur tressauta de joie. Mais, se rappelant sa promesse à Aigle, elle fit monter ses prières aux esprits, les suppliant de ne pas être courroucés. En elle, une voix murmura : « Tu n'as pas revendiqué plus que tu n'es, toi qui chantes, toi qui sculptes. Ces pouvoirs ne sont-ils pas aussi grands que le prétend le Corbeau ? »

Alors, Kiin se mit à penser à un air et, comme si l'espoir et la joie raffermissaient sa voix, elle se transforma aisément en un chant pour la force, un chant pour l'espoir, un chant puissant pour Petite Plante.

66

Chasseurs de Morses

Baie de Bonne-Nouvelle, Alaska

— Un campement bref. Rien que pour la nuit, dit le Corbeau.

Renard Blanc et Oiseau Chante remontèrent Fik sur le camp de la plage aux saumons, mais le Corbeau s'éloigna, s'enveloppa dans son manteau de plumes et longea la plage pour en étudier les traces de marées et les débris laissés par les vagues. Il avançait à grands pas jusqu'au moment où il fut trop loin pour que les hommes lui demandent de l'aide. Ils avaient amené avec eux la femme d'Oiseau Chante. Elle était vigoureuse. Le Corbeau avait besoin de temps pour réfléchir à son plan.

D'abord, une courte halte dans leur village pour débarquer les marchandises et prendre Kiin. La femme d'Oiseau Chante ne nourrissait pas et si le Corbeau se rendait au village Ugyuun pour y acheter un bébé, il lui fallait quelqu'un pour le nourrir. Un bébé n'était pas comme un paquet de marchandises qu'on échangeait avant de le remiser dans un bateau jusqu'à en trouver l'utilisation. De surcroît, il en voulait un en bonne santé, pas un petit affamé qui mourrait avant qu'il n'ait pu le ramener à Dyenen. Kiin était pleine de sagesse. Elle saurait lui dire quel bébé était bien portant, quel autre non. Et elle ne parlait pas la langue Rivière, ce qui constituait un avantage. Quand elle aurait appris cette langue et dit à Dyenen que le bébé Ugyuun n'était pas véritablement son fils, le Corbeau connaîtrait déjà les secrets du vieux chaman. Or, une fois donnés, les secrets ne pouvaient être repris. Mais le Corbeau devait en premier lieu réfléchir au moyen de persuader Kiin de l'accompagner.

Si Kiin avait été comme Queue de Lemming, il aurait pu lui raconter qu'ils se rendaient sur la plage des Commerçants pour qu'il la rende à l'homme Samig, mais elle était différente. Kiin saurait, par le soleil et les étoiles, dans quelle direction ils voyageaient. Peut-être pourrait-il lui promettre les pouvoirs spirituels ou l'honneur pour ses sculptures. Mais chacune de ces idées lui laissait comme un malaise dans la poitrine. Kiin était revenue avec lui au village Morse dans le seul but de sauver Samig. Que lui offrir qui ait autant de valeur ? Peut-être la promesse de la rendre à son peuple au bout d'un an. Mais le croirait-elle ?

Soudain, il eut la réponse — Shuku. Le Corbeau avait promis Shuku à Dyenen, n'est-ce pas ? Ce serait à Kiin de choisir si elle voulait accompagner son fils ou rester chez les Chasseurs de Morses.

La femme d'Oiseau Chante, dont la voix aiguë s'éleva en un cri étrange, arracha le Corbeau à ses pensées. Il se retourna pour la voir agiter les mains en tous sens et se diriger vers une pile de bois flotté en haut de la plage.

Oiseau Chante et Renard Blanc abandonnèrent le kayak pour la rejoindre. Renard Blanc fit signe au Corbeau de venir.

Ce dernier arriva à pas lents. Pourquoi se hâter pour une découverte de femme ? Mais il plissa les yeux pour mieux distinguer, curieux de ce qui excitait les fils de

Chasseur de Glace qui dissimulaient d'ordinaire leurs pensées derrière des paupières lentes à s'ouvrir et des visages sévères.

Alors Oiseau Chante souleva quelque chose de la pile de bois et, tandis qu'il s'approchait, le Corbeau aperçut un collier cassé. Quand Oiseau Chante le prit, les perles s'échappèrent.

La femme d'Oiseau Chante leva sur le Corbeau des yeux pleins d'effroi.

— C'est à Kiin, murmura-t-elle.

Le Corbeau fronça les sourcils, s'accroupit entre les deux hommes. A l'aide de sa canne, il fouilla parmi la pile de bois et le sable mouillé.

— C'est un ik, dit-il posément.

— Le collier est à Kiin, répéta l'épouse d'Oiseau Chante.

Elle entreprit de creuser le sable, dégageant les morceaux de bois qui avaient constitué le squelette du canoë.

— Nous pouvons conserver presque tout, remarqua Renard Blanc. Le bois est encore bon, même la peau de morse — une femme pourrait en confectionner des bottes ou des tapis de sol.

— Fais-en ce que tu veux, dit le Corbeau comme s'il s'adressait à un gamin importun.

Renard Blanc tira sur une petite lanière de cuir fichée dans le sable. Une pochette y était attachée et quand Renard Blanc s'en aperçut, il la lâcha prestement.

— Une amulette, dit-il en se penchant pour planter les yeux dans ceux du Corbeau. C'est l'ik de Queue de Lemming. Le collier et l'amulette appartiennent à Kiin.

Le Corbeau se releva et s'éloigna comme si Renard Blanc n'avait rien dit. Ce dernier s'apprêtait à le suivre quand Oiseau Chante le retint par le bras.

— Laisse-le. Il est dur de perdre une épouse.

Le Corbeau pivota sur lui-même.

— Ce n'est pas l'ik de Queue de Lemming. Ce n'est pas le collier de Kiin.

Les deux frères échangèrent un regard. Puis Oiseau Chante dit à sa femme :

— Je vais ramasser du bois et allumer un feu. Sauve ce que tu peux, ajouta-t-il en désignant les restes du bateau.

Ce soir-là et le matin suivant, le Corbeau parla peu. Lorsque Renard Blanc arrima la peau de morse déchirée et les morceaux brisés de la carcasse dans l'ik des commerçants, le Corbeau fixa un moment le chargement du regard mais ne pipa mot.

Pagayant vers leur village, le Corbeau semblait posséder la force de deux hommes, si bien que, dans son ikyak, Renard Blanc avait du mal à suivre le rythme. Et comme si les esprits envoyaient la marée et les vents favorables, ils firent le voyage en un jour et demi.

Quand ils arrivèrent, le Corbeau accosta en un seul coup de pagaie et marcha à longues enjambées jusqu'au village, sans un mot pour ceux qui l'accueillaient, les yeux fixés sur la demeure que lui et ses femmes partageaient avec Oreilles d'Herbe.

Il appela tout en pénétrant dans le tunnel qui menait à la partie réservée à Oreilles d'Herbe, hurla les noms de Queue de Lemming et de Kiin et ne salua pas les épouses d'Oreilles d'Herbe. Les deux sœurs aux yeux ronds comme leurs visages chuchotèrent en inclinant la tête, mais le Corbeau ne s'arrêta pas pour leur parler. Il écarta le rideau tissé qui séparait la demeure.

Queue de Lemming, son fils près d'elle, était assise sur la plate-forme. Elle lui sourit lentement, pencha la tête sur le côté.

— Tu as apporté mes cadeaux ?

Le Corbeau plissa le front comme si la question le surprenait.

— J'ai des cadeaux, répondit-il. Où est Kiin ?

— Tu n'as pas besoin de Kiin. Elle ne sait pas contenter un homme la nuit. Viens à moi, dit-elle en lui tendant les bras. Je gagnerai mes cadeaux.

— Va chercher Kiin, dit le Corbeau. J'ai des présents pour vous deux.

Queue de Lemming humecta sa lèvre supérieure et regarda autour de l'ulaq comme si elle cherchait Kiin. Elle haussa les épaules.

— Tu n'aurais pas dû la laisser, dit-elle enfin. Tu sais qu'elle ne voulait pas vivre chez les Chasseurs de Morses.

— Que veux-tu dire ?

Queue de Lemming haussa de nouveau les épaules.

— Elle n'est pas là. Elle est partie quelques jours après toi. Et elle a pris mon ik.

En deux enjambées, le Corbeau avait traversé son ulaq. Il tendit le bras vers la jeune femme qui se réfugia contre le mur. Souriceau se mit à pleurer.

— Tu l'as laissée partir ? demanda le Corbeau.

— Comment pouvais-je l'arrêter ?

— Tu as des frères et Oreilles d'Herbe aurait pu t'aider.

Queue de Lemming couvrit son visage de ses mains mais le Corbeau lui tournait déjà le dos, la main sur le rideau.

Il s'interrompit le temps de lui dire :

— J'ai faim. Prépare à manger. Je reviens.

Le rideau retomba et Queue de Lemming, sans se soucier des sanglots de son fils, quitta la plate-forme pour gagner la réserve de nourriture d'où elle sortit des ventres de phoque de viande séchée.

— Est-elle morte ? demanda le Corbeau.

— C'est possible, répondit Femme du Soleil.

Sans un regard pour le Corbeau, elle continua à tisser la natte mortuaire qui s'étendait sur ses genoux.

— Tu as trouvé son ik ? s'enquit Femme du Ciel.

— Renard Blanc t'a dit ? demanda le Corbeau.

— Personne ne m'a rien dit.

— Nous avons trouvé un ik. Ce pourrait être celui de Queue de Lemming.

Le plafond de la demeure des vieilles femmes était bas et le Corbeau ne pouvait se tenir debout. Il allait et venait, tête penchée, épaules voûtées. Il finit tout de même par s'asseoir devant les vieillardes.

— Queue de Lemming prétend que Kiin a volé l'ik et est partie. Elle affirme que Kiin a prévu de rentrer auprès de son peuple.

Femme du Soleil répondit en secouant la tête :

— Les frères de Queue de Lemming ont obligé Kiin à quitter la demeure. Ils ont dit qu'elle devrait vivre ailleurs jusqu'à ton retour. Kiin a prévenu les femmes qu'elle se rendrait au village du Peuple des Rivières pour te rejoindre. Elle a emmené Shuku.

— Kiin n'est pas morte ? insista le Corbeau.

— Kiin ?

— Oui, Kiin ! hurla le Corbeau avec grossièreté.

— Je n'ai eu aucun rêve, dit Femme du Soleil.

Le Corbeau se leva et s'en alla.

Femme du Ciel se tourna vers sa sœur.

— Elle n'est pas morte ?

— Je n'ai eu aucun rêve, répéta-t-elle en secouant la tête.

Les frères de Queue de Lemming ne chassaient pas. Ils auraient pu. Ce matin-là, d'autres chasseurs avaient vu des lions de mer à l'embouchure de la baie, mais l'ikyak du plus âgé avait besoin de réparations si bien que lui et les deux plus jeunes étaient restés à recoudre et passer de la graisse de morse sur la couverture jusqu'à ce que la peau soit presque translucide.

A l'arrivée du Corbeau, les deux jeunes frères travaillaient près des casiers d'ikyan et avaient échangé des regards interrogateurs.

— Ma femme a besoin de moi, dit le plus jeune.

Mais l'aîné dit :

— Reste ici. Il n'est rien. Il se prétend chaman, mais il n'est rien. As-tu déjà chassé avec lui ? Une femme rapporterait plus de viande, s'esclaffa-t-il.

Alors ils poursuivirent leur tâche et attendirent.

Quand le Corbeau arriva à leur niveau, ils ne furent pas surpris mais le plus jeune chuchota :

— Qu'est-ce qu'elle lui a dit ?

— Notre sœur ? Rien.

— J'ai parlé à mon épouse Queue de Lemming, commença le Corbeau. Elle affirme que vous, vous trois, avez chassé Kiin de ma demeure, que vous vous étiez servis d'elle comme d'une épouse pour m'apporter le déshonneur, vous trois, et que, de honte, Kiin avait quitté le village. Ma femme Queue de Lemming dit que dans sa bonté, elle a donné son ik à Kiin. Ma femme Queue de Lemming dit qu'elle n'est plus votre sœur.

— C'est faux, dit le plus jeune.

Mais l'aîné s'avança vers le Corbeau jusqu'à sentir son souffle et dit :

— Jamais je ne me souillerais avec ton épouse. C'est une Traqueur de Phoques. Quel Chasseur de Morses risquerait de se maudire en s'unissant aux Traqueurs de Phoques ? Mais tu n'es rien, même pour eux. Dès que tu es parti, Kiin est rentrée chez les siens. Je ne l'en ai pas empêchée. Notre village se porte mieux sans elle.

— Tu prétends que ta sœur m'a menti.

— Je prétends que toi, tu mens.

— Tu me dois le prix d'une épouse, dit le Corbeau en passant les mains sur l'ikyak que les frères réparaient. Je vais prendre ceci à la place.

— Tu n'as aucun droit, rétorqua le plus vieux.

— Alors que penses-tu de ceci ? fit le Corbeau en arrachant de ses liens sur le kayak un harpon de morse dont la tête était déjà fixée.

L'homme tendit la main mais le Corbeau recula en le menaçant de l'arme. Il montra les restes du collier de Kiin.

— Si Kiin avait décidé de rentrer auprès de son peuple, comment se fait-il que j'aie trouvé ceci sur la plage du camp aux saumons ? C'est moi qui le lui ai donné.

— Bien des femmes possèdent des colliers semblables, protesta l'aîné. Ma propre épouse...

— Une vie pour une vie, dit le Corbeau.

Il lança le harpon. Le geste était maladroit. Le harpon était conçu pour un projecteur. Mais la pointe était aiguisée et l'arme transperça la poitrine du plus âgé.

L'homme referma les mains sur la hampe, son visage se tordit, on entendit un gargouillis. Il tomba raide.

Comme s'il avait simplement offert un poisson à un homme, le Corbeau dit aux deux autres :

— Queue de Lemming prétend que c'est lui qui a pris Kiin. Elle affirme que vous deux avez tenté de l'en empêcher. Est-ce le cas ?

Le plus jeune sortit son couteau de manche et s'avança, mais l'autre le saisit par le poignet.

— C'est le cas, dit-il. Nous avons essayé de l'en empêcher.

— Alors je vous donne le droit de quitter ce village, dit le Corbeau. Rassemblez vos affaires, prenez vos femmes et vos enfants et partez. Je ne veux plus vous revoir.

Touchant du pied le corps de l'homme à terre, il ajouta :

— Vous pouvez l'emmener si vous voulez. Sinon, les chasseurs d'ici lui donneront une sépulture.

Sans attendre la réponse, le Corbeau tourna les talons et rentra chez lui.

67

Chasseurs de Morses

Baie de Chagvan, Alaska

Le Corbeau colla le bois flotté sous le nez de Queue de Lemming et lui tendit un couteau courbe dont la fine lame d'andésite était fichée dans une côte de caribou.

— Sculpte ! ordonna-t-il.

Elle tendit la main avec une extrême lenteur. Le Corbeau lui mit le manche entre les doigts avec violence. Queue de Lemming essuya ses yeux de l'avant-bras et se mit à pleurer.

— Que dois-je sculpter ?

— Comment le saurais-je ? Je n'ai jamais dit à Kiin quoi sculpter.

— Je ne suis pas Kiin !

— Femme du Soleil et Femme du Ciel m'ont raconté ce qui s'était passé. Kiin est partie à cause de toi et de tes frères. Je l'ai promise, elle et ses fils, à un chaman du Peuple des Rivières. Je tiendrai ma promesse. Tu seras donc Kiin. Ses pouvoirs seront tes pouvoirs. Tes enfants seront ses enfants.

— Tu veux m'emmener chez les Rivières ? demanda Queue de Lemming d'une toute petite voix.

— Oui.

— Quand?

— Sculpte !

Serrant les dents, Queue de Lemming tint le bois et le couteau et, regardant le Corbeau droit dans les yeux, creusa le bois encore et encore.

— Fais ce que tu veux, dit le Corbeau. C'est toi qui souffriras quand le chaman du Peuple des Rivières découvrira que tu ne sais pas sculpter.

Queue de Lemming jeta par terre bois et couteau.

— Quelle importance ? S'il doit me tuer qu'il le fasse. Mais avant de mourir, je lui dirai ce que tu as fait.

— Comment ? Il ne parle pas ta langue. Il te faudra apprendre la langue du Peuple des Rivières et le temps de cela, je serai loin — trop loin pour qu'un vieillard me rattrape.

Queue de Lemming releva la tête et inspira profondément.

— Quand pars-tu ?

— Il te faut le temps de faire tes paquets et de porter le deuil, répondit le Corbeau. Six, sept jours.

— Kiin est morte ? demanda Queue de Lemming.

Le Corbeau haussa les épaules.

— Qui peut dire ? Femme du Soleil n'a eu aucun rêve.

— Alors pourquoi devrions-nous porter le deuil ?

— Je ne parle pas de moi. Je parle de toi. Ton frère aîné est mort.

Le Corbeau s'interrompit pour observer les yeux de Queue de Lemming et ajouta :

— Pour ce qu'il a fait à Kiin, je l'ai tué. Dans ton deuil, n'oublie pas de prier pour que tes jeunes frères t'épargnent.

— Pourquoi s'en prendraient-ils à moi ? demanda-t-elle dans un souffle.

— Parce que tu m'as raconté ce que tes frères avaient fait à Kiin.

— Ce n'est pas vrai ! Je ne t'ai rien dit ! s'écria-t-elle.

Et s'emparant du couteau courbe, elle plongea sur le Corbeau. Il la saisit par les poignets.

— Tu t'imagines qu'après avoir tué ton frère je serais incapable de te tuer? murmura-t-il comme s'il disait des mots d'amour.

Il lui lâcha la main gauche et lui tordit le bras dans le dos jusqu'à ce qu'elle lâche son couteau. De l'avant-bras, il lui bloqua la gorge.

— Prends le deuil, dit le Corbeau, puis nous partirons. Il est bon que tu te rendes au village Rivières. Tu seras suffisamment éloignée des Chasseurs de Morses pour n'avoir rien à craindre de tes frères. Ils ont juré de se venger.

68

Le deuil s'acheva enfin. Tout était emballé. Le Corbeau et Queue de Lemming avaient conçu un plan grâce auquel Dyenen la prendrait pour Kiin.

Ils quittèrent le village au petit matin sans rien dire à personne. Queue de Lemming pagaya longtemps avec force et sans un mot, un chant ténu et peu mélodieux s'échappant de ses lèvres. Finalement, elle se mit à parler, babillant à propos de l'eau et de l'ik, du Peuple des Rivières, jusqu'au moment où le Corbeau ferma les oreilles à sa voix. Mais il l'entendit lorsqu'elle remarqua :

— Ce n'est pas le chemin qui mène aux Rivières.

— Es-tu marchand ? Connais-tu les routes du troc ?

— Je ne suis pas idiote. Je vois le soleil et je connais son chemin dans le ciel.

Le Corbeau éclata de rire.

— Tu pourrais plaire au chaman Rivière plus que je ne le croyais. Nous nous rendons d'abord au village Ugyuun. Ce sont des Premiers Hommes. Nous commercerons avec eux puis nous irons chez le Peuple des Rivières.

Queue de Lemming se tut un moment puis le Corbeau entendit sa voix quasi inaudible :

— J'ai des paniers. Les femmes font-elles de beaux parkas ? s'enquit-elle avec plus d'assurance. Ont-elles des colliers ?

— Ce sont des Premiers Hommes, les femmes font donc des suks en peaux d'oiseaux, pas des parkas. Et ils sont pauvres. Leurs chasseurs sont paresseux, les femmes ne mangent donc pas souvent à leur faim en hiver, mais elles auront de nombreux colliers, ainsi que des paniers et des nattes, des choses que tu pourrais obtenir en échange. Ne troque pas les sculptures que tu as faites. Je m'en chargerai car j'obtiendrai davantage.

Il observa Queue de Lemming qui plongeait sa pagaie dans l'eau, ses cheveux noirs rassemblés sur la nuque comme une boucle de fourrure de carcajou.

— Je veux les vendre moi-même, déclara-t-elle d'une voix perchée.

— Tu feras ce que je te dis, repartit le Corbeau. Tu devrais être morte, tu sais, ta vie contre celle de Kiin.

La femme se recroquevilla. Pourquoi lui dire que ses sculptures étaient sans valeur, pleines de creux maladroits et d'arêtes rugueuses ? Il ne les échangerait avec personne. Il les jetterait là où on ne les trouverait pas.

Une fois en possession des secrets de Dyenen, ce serait le problème de Queue de Lemming que de sculpter ce que le vieil homme voudrait. Inutile de retourner au village Rivière. Il est d'autres lieux où commercer. Queue de Lemming pouvait bien payer pour ce qu'elle avait fait.

Elle n'avait pas été une bonne épouse. Ce serait un soulagement que d'être débarrassé de ses plaintes incessantes et de ses manières négligées. Avant Kiin, à l'époque où il avait pour femmes Cheveux Jaunes et Queue de Lemming, il était habitué à la puanteur des sols sales et des vêtements moisis. Mais avec Kiin, l'habitation était toujours emplie des bonnes odeurs de la nourriture en train de cuire ; les sols étaient impeccables, les puces ôtées des coutures de ses habits, les mèches des lampes à huile épointées et sans fumée. C'était une vie agréable et il ne tenait pas à revenir aux temps anciens.

Une fois débarrassé de Queue de Lemming, il se trouverait une autre femme. Pas une jeune. Les jeunes atten-daient trop d'un homme. Il n'avait pas de temps à consacrer aux cadeaux à faire ni à s'inquiéter des pleurs imbéciles.

Quand il saurait les secrets de Dyenen, il déciderait de la meilleure façon de les utiliser chez les Chasseurs de Morses. Il ne pouvait y parvenir sans tout prévoir longuement. Ce serait impossible avec une jeune femme qui voudrait que toutes ses pensées soient tournées vers elle. Il trouverait donc une veuve, âgée mais pas trop. Elle ferait la cuisine, le nettoyage et la couture. Quand il aurait tout le pouvoir d'un chaman, il s'inquiéterait alors de trouver des jeunes femmes à mettre dans son lit.

A peine parvenus au village Ugyuun, le Corbeau vit Queue de Lemming plisser le nez de dégoût.

— II n'y a pas un seul bon ikyak sur les claies, dit-elle en tendant la main gauche. Où sont les demeures ?

— Là, tu vois. Ces monticules. Personne ne t'a jamais parlé des demeures Premiers Hommes ?

— Si, Kiin. Mais qui la croirait. Tu es fou de venir ici. Ils n'auront rien à échanger.

La colère souleva la poitrine du Corbeau. Quel droit avait une épouse de le remettre en question. Il répliqua pourtant.

— N'as-tu pas peur de prononcer le nom d'une morte ?

— Kiin n'est pas morte. Elle te hait tant qu'elle s'est sauvée, voilà tout.

Le Corbeau se rua sur Queue de Lemming, lui saisit violemment la mâchoire à en creuser ses joues.

— Je suis ton mari, murmura-t-il avec force. Obéis. Traite-moi avec respect sinon je t'abandonne ici et je prends une autre femme pour traiter avec Dyenen.

Les hommes Ugyuuns arrivèrent pour accueillir Queue de Lemming et le Corbeau. Ce dernier tendant les mains en signe de salut.

— Je suis venu troquer, dit-il dans la langue des Pre-miers Hommes en prétendant ne pas remarquer la surprise sur les visages.

Peu de commerçants venaient ici. Pourquoi aller dans un village si pauvre qu'il n'y avait presque pas de nourriture à partager avec les visiteurs ?

Le Corbeau désigna son ik de la main.

— Ma femme et moi avons assez de nourriture pour partager avec tout homme qui nous offrira l'hospitalité de sa demeure.

Il dissimula son sourire quand trois chasseurs s'avancèrent pour se proposer avant de se disputer à qui recevrait le commerçant et sa femme.

Nous avons de la chance, songea le Corbeau en voyant l'ulaq finalement choisi. Il n'était pas propre et paraissait sombre, avec seulement deux lampes fumantes, mais du moins était-il grand. Un tronc d'arbre à encoches s'inclinait du toit jusqu'au sol. Le Corbeau entendit Queue de Lemming marmonner des paroles de colère tandis qu'elle s'agrippait au rondin.

— Sois polie, siffla-t-il.

— Je ne passerai pas la nuit ici.

— Nous resterons si je le décide.

— Ils sont répugnants. On n'y rangerait même pas des pierres.

— Du calme. Ils vont t'entendre.

— Ils sont trop bêtes pour parler la langue Morse, rétorqua-t-elle.

— Tu n'en sais rien. Tiens-toi tranquille et propose ton aide quand tu le peux. Tu obtiendras ainsi de meilleures transactions.

Queue de Lemming fit la moue et hocha la tête puis le suivit avec calme, resta debout à côté de lui quand il s'accroupit à la manière des Premiers Hommes et commença à parler.

Ils parlèrent de poissons puis de phoques et enfin de la forte pluie qui était arrivée sur la plage Ugyuun la veille. Pendant que les hommes bavardaient, le Corbeau, dont les yeux s'étaient accoutumés à l'obscurité, chercha les coins et les niches dans les épais murs de terre. Il y avait des paniers, presque tous vieux et cassés. Appuyées contre une niche, plusieurs longues hampes de lance droites intéressantes, surtout pour les peuplades des îles, ces rares Chasseurs de Baleines qui venaient commercer.

Une natte d'herbe tressée était suspendue à un mur, recouvrant peut-être un espace de réserve. Le motif, des rayures d'herbe claire et foncée, et sa beauté en attiraient le regard. Les femmes Rivières donneraient beaucoup pour l'avoir, songea le Corbeau, même si cela ne valait pas grand-chose. Il doutait que la cache de nourriture regorgeât d'huile. Même les chasseurs du village avaient le teint pâle et maladif de ceux qui ne mangent pas à leur faim.

Finalement, lorsque la conversation mourut, le Corbeau désigna du menton la natte d'herbe.

— Ta femme tisse ? s'enquit-il auprès du plus vieux.

— Oui.

— Elle est douée. Peut-être devrait-elle faire un échange.

L'homme leva la main.

— Il va falloir que tu lui demandes. Je ne puis donner ce qu'elle fait.

Le Corbeau hocha la tête, soulagé que Queue de Lemming ne puisse comprendre. Les Premiers Hommes traitaient trop bien leurs épouses et leur offraient plus que le nécessaire.

— Elle est là ? demanda-t-il en portant le regard autour de l'ulaq.

— Non, elle est avec sa sœur. Elle reviendra pour préparer à manger.

Comme s'il l'avait appelée par ces mots, la femme descendit le rondin à encoches, ses longues jambes fines et blanches sous les bords de son suk.

— Fumée, dit son époux. Un commerçant est venu. Il a apporté de la nourriture mais il a besoin de toi pour la préparer.

— Seulement de l'huile et du poisson séché, précisa le Corbeau.

— Voici l'épouse du marchand, reprit l'homme Ugyuun en se penchant pour demander le nom de Queue de Lemming.

Le Corbeau dut réfléchir un moment à la traduction puis il répondit :

— Elle s'appelle Queue de Lemming. Le bébé sous son suk est Souriceau, mon fils.

La femme Ugyuun se mit à bavarder à l'intention de Queue de Lemming, regardant à l'intérieur du parka en émettant de petits bruits de gorge pour le nourrisson.

— Ma femme ne comprend pas la langue des Premiers Hommes, dit le Corbeau.

Mais F Ugyuun partit d'un grand rire et secoua la tête en direction des épouses.

— Il y a des choses que toutes les femmes comprennent.

Le Corbeau rit à son tour puis se pencha en arrière pour écouter les hommes relater les chasses qu'ils avaient faites, parler des phoques et des lions de mer qu'ils avaient pris. Certains hommes ne connaissaient pas le pouvoir de la chasse au morse, mais le Corbeau prit soin de dissimuler son dédain sous des paroles de louanges.

Ils commencèrent par troquer de petites choses — paniers, colliers — puis en vinrent aux os de baleines et aux douces fourrures brunes des loutres. Le Corbeau donna de l'huile, de la viande séchée, des parkas, des jambières. Voyant Queue de Lemming occupée avec les femmes, le Corbeau se rendit à son ik. Tout en sortant leurs marchandises, il prit les sculptures, creusa un espace dans les graviers de la plage et les enterra. Plus tard, en échange d'un petit bout de cuir de morse, il obtint quatre colliers — deux en coquillage, un en os de baleine et un en pierres. Il alla trouver Queue de Lemming qui s'affairait et les lui donna.

— Pour tes sculptures.

Souriant aux femmes qui l'entouraient, Queue de Lemming chuchota à l'oreille de son mari :

— Quand partons-nous ? Il fait trop sombre ici et les femmes passent leur journée enfermées. Je suis prête à partir. Pourquoi es-tu venu ? Pour quelques colliers et des peaux de loutres ?

Le Corbeau sourit lui aussi aux femmes, sourit en aidant son épouse à se relever, sourit en l'aidant à grimper le rondin pour gagner l'air libre. Ils s'assirent sur le toit. Queue de Lemming inspira profondément, puis toussa pour débarrasser ses poumons de la fumée. Elle prit Souriceau qui protesta violemment quand elle l'arracha à son sein. Puis il cligna des yeux sous la lumière et tendit la main pour attraper les cheveux de sa mère.

— Non, protesta Queue de Lemming en se libérant.

Le Corbeau prit l'enfant qu'il posa sur le toit d'herbe

et de paille.

— Il a besoin de soleil.

A un moment, il avait cru que cet enfant était le sien, mais à la vue de la ressemblance flagrante entre le petit et le mari de Lanceuse d'Ardoise, il ne pouvait même pas prétendre croire ce que Queue de Lemming affirmait être la vérité.

— J'ai passé trop de temps avec Lanceuse d'Ardoise, avait dit Queue de Lemming au Corbeau. Sinon, pourquoi mon enfant ressemblerait-il à son mari ? Mais tout ça, c'est de ta faute. C'est toi qui as amené Kiin chez nous. Qui peut rester longtemps au même endroit que cette femme ? Sa langue est aiguisée comme une tête de harpon.

Emmener Queue de Lemming à Dyenen était une bonne chose. Pourquoi s'encombrer de Souriceau alors qu'il ressemblait à un autre chasseur ? Ce n'était pas comme si l'homme était un frère du Corbeau ou un compagnon de chasse, pas comme si tout le monde pensait que le Corbeau avait partagé sa femme de bon cœur. Il trouverait certainement une meilleure épouse, qui saurait tenir une demeure propre et ne déserterait pas sa couche.

— Bon, quand partons-nous ? répéta Queue de Lemming.

— Quand nous aurons ce que nous sommes venus chercher.

— Qui est ? J'ai mes colliers. Tu as des fourrures et les hampes de lance que tu voulais.

— Je suis venu pour te trouver un fils.

Queue de Lemming plissa les yeux.

— Tu vas m'échanger pour une nuit de plaisir avec ces hommes Ugyuun dégoûtants ?

Le Corbeau éclata de rire.

— Tu n'as jamais refusé une nuit avec un homme, femme.

— J'ai été une bonne épouse. Ai-je jamais dédaigné ton lit ? Étais-je comme Kiin, raide et droite comme si tes mains ne me touchaient pas ?

Le Corbeau fronça les sourcils et dit enfin :

— Nous sommes là pour te trouver un fils. Un bébé déjà né.

Queue de Lemming ouvrit la bouche mais aucun son n'en sortit.

— Dyenen veut Kiin non seulement pour ses sculptures mais parce qu'elle a eu deux fils, nés en même temps. C'est un vieil homme, mais ses épouses ne lui ont donné que des filles. Il veut un fils.

Queue de Lemming eut une moue de mépris.

— Alors je dois prendre le fils d'une autre, l'élever comme si c'était le mien. Je dois travailler deux fois plus dur pour élever deux enfants !

Le Corbeau haussa les épaules.

— J'aurais pu te tuer. Tu m'as coûté une épouse dont les sculptures sont si précieuses qu'un homme vivrait rien que de ce qu'il en tire.

Il se tourna vers Queue de Lemming avec des yeux pleins de rage.

— Tue-moi donc ! Du moins dans le monde des esprits aurai-je du temps à passer dans la joie, à rire, pas toujours à m'occuper de bébés dont un ne sera même pas à moi !

Le Corbeau serra les dents de colère mais se calma en songeant au pouvoir qui serait le sien si Queue de Lemming se rendait auprès de Dyenen sans encombres.

— Tu renoncerais à être l'épouse d'un chaman? s'étonna-t-il avec douceur. Un chaman dont le pouvoir est célèbre chez tous les marchands du monde ? Tu renoncerais aux parkas et aux jambières brodées de poils teints et omés de coquillages ? Tu renoncerais à être son épouse dans ses vêtements de nuit tandis que les autres font la couture et la cuisine ?

Immobile, le Corbeau laissait les mots faire leur effet.

— Il est vieux ? demanda enfin Queue de Lemming.

— Vieux mais vigoureux, avec de bonnes années devant lui.

— Il est laid ?

— Non.

Elle se tut un long moment puis, redressant les épaules et lissant le devant de son parka, elle dit :

— Parle-moi de sa demeure. Dis-moi ce qu'il y a dedans. Explique-moi comment une femme du Peuple des Rivières doit se comporter — pour plaire à son mari.

69

Peuple Ugyuun

Péninsule d'Alaska

C'est un rêve, se dit Kiin. Combien de fois depuis qu'elle avait quitté le village Morse avait-elle rêvé que le Corbeau la retrouvait ? Plus souvent qu'elle pouvait s'en souvenir. C'était juste un rêve comme tant d'autres. Le Corbeau ne viendrait jamais troquer chez les Ugyuun. Qu'y avait-il dans ce village qui pouvait intéresser quiconque ?

Kiin avait passé la journée sur la plage à la recherche de bois flotté et d'os, à la fois pour sculpter et pour les feux de cuisson. Elle en avait empli deux paniers — un accroché dans le dos, une bande de portage sur le front, et un qu'elle portait sur la tête. Après tout ce que les Ugyuuns faisaient pour elle, elle pouvait au moins leur ramasser du bois de chauffage.

Elle avait laissé Shuku avec Petite Plante afin de travailler plus vite. Mais maintenant, malgré le poids et la pression de la charge, elle était persuadée d'avoir travaillé en songe.

Ses pas étaient lents tandis qu'elle approchait de l'ik, mais marchait-on autrement quand on rêvait ? À Tinté-rieur, se trouvaient les pagaies du Corbeau, avec leurs bandes jaunes. De l'ocre rouge colorait les bancs de nage. Liés aux flancs, la canne du Corbeau, des sacs de troc, de stockage de nourriture. L'estomac noué, Kiin tendit la main pour toucher la peau de morse qui couvrait l'ik. Le cuir huilé était lisse sous ses doigts.

« Tu ne rêves pas », se dit-elle.

— Il ne pouvait pas savoir que j'étais là. Mais il ne viendrait pas pour commercer.

Caressant le cuir durci d'un sac de marchandises, elle déplaça ensuite la main vers un banc de nage. Son doigt se prit dans une écharde si bien que, portant d'instinct son doigt à la bouche pour sucer le sang, elle sut qu'elle ne rêvait pas.

« Tu ne rêves pas », répéta son esprit.

— Je ne rêve pas.

Elle recula, posa ses paniers de bois au bord d'un chemin qui menait au village et grimpa en courant dans les collines. Elle n'interrompit sa course qu'une fois cachée dans un épais buisson de saules. Elle s'accroupit, serra les genoux contre sa poitrine et reprit son souffle.

S'il est venu me chercher, impossible de m'échapper, songea Kiin. S'il est venu troquer et que personne ne lui parle de moi, il ne saura pas que je suis là.

« Shuku, murmura la voix en elle. Petite Plante a Shuku. Si le Corbeau le voit, il saura. »

Kiin posa le front sur ses genoux. Son cœur était comme une pierre dans sa poitrine tandis qu'elle se rappelait la promesse qu'Aigle lui avait faite le matin même. « La prochaine belle journée, je t'accompagne sur la plage des Commerçants. Toi et Petite Plante prendrez son ik de pêche. Moi, je prendrai mon ikyak. Mon frère se joindra peut-être à nous. Nous entreprendrons un voyage de troc. »

L'homme avait ri et Kiin l'avait imité. Encore quelques jours et elle serait avec Samig et Takha. Avec tous les siens.

Les larmes lui brûlaient les yeux et elle pressa son visage sur ses genoux pour retenir ses sanglots.

« Ainsi, tu comptes rester là comme un enfant à attendre qu'il te trouve ? protesta sa voix en elle. Tu vas le laisser reprendre Shuku ? Après tout ce que tu as déjà accompli pour rentrer auprès de ton peuple ? »

— Que puis-je faire ?

« Rentre au village et débrouille-toi pour savoir dans quel ulaq se trouve le Corbeau. Trouve Petite Plante et Shuku. Va. Tu n'as pas de temps à perdre à pleurer. »

Kiin se releva et passa les mains sur son visage. Il existait un chemin qui menait du village aux collines où poussaient des baies. Elle traversa le bosquet, repéra le chemin qu'elle suivit jusqu'au village. Accroupie à côté du tas d'ordures près du flanc de l'ulakidaq, elle patienta. Une vieille femme arriva enfin, des paniers à baies vides à chaque bras. Kiin l'avait déjà vue mais était incapable de se rappeler son nom.

— Grand-mère, appela-t-elle. J'ai besoin de ton aide.

La vieille femme leva sur Kiin des yeux interloqués.

— Tu es la femme Morse qu'Aigle a trouvée au cours de sa longue chasse.

La femme avait de grandes oreilles et parlait haut comme pour les emplir de sa propre voix.

— Je suis Kiin, des Premiers Hommes, dit-elle avant de poursuivre en choisissant bien ses mots. Il faut que je voie Petite Plante. Pourrais-tu me la ramener ?

— Je suis vieille et tu es jeune, ricana la vieille. Ne peux-tu marcher jusqu'à son ulaq pour l'y voir?

Kiin désigna les paniers.

— Si je te promets de remplir tes paniers, iras-tu me la chercher ?

— Tu rempliras les quatre ? s'exclama l'aînée avec surprise.

— Les quatre.

— Aujourd'hui ?

— Oui.

Elle tendit les paniers à Kiin et regagna le village. Sa

démarche était mal assurée, comme celle de Shuku. Au bout de quelques pas, Kiin la rappela.

La vieille femme s'arrêta et la regarda par-dessus son épaule.

— Quand tu diras à Petite Plante de venir me voir, ne prononce pas mon nom.

— Je ne m'en souviens même pas, femme Morse, rétorqua la vieillarde, sarcastique.

— Quoi que tu dises, murmure afin que les autres n'entendent pas, ajouta Kiin.

La vieille femme plissa le nez et Kiin s'empara des paniers. La vieille haussa les épaules et se dirigea vers le village. Kiin recula dans les arbres qui bordaient le tas d'ordures. Elle attendit.

Le chef chasseur était jeune avec un visage sombre, des yeux enfoncés, un menton proéminent, des cheveux étrangement tirés en arrière et remontés au sommet du crâne. Son suk, pourtant décoré et frangé de coquillages, était en piteux état et son ulaq puait l'urine et la viande pourrie.

Queue de Lemming porta la main à son nez mais le Corbeau, conscient de l'insulte, s'empressa de lui saisir le poignet.

— Ce n'est pas pire que chez moi avant Kiin, lui chuchota-t-il.

Queue de Lemming rentra les lèvres et protesta avec un petit sifflement avant de sourire au chef chasseur. L'épouse du chef lui fit un signe. Les deux femmes servirent alors à manger aux deux hommes.

Ces derniers ne pipèrent mot tandis qu'ils se restauraient. La femme Ugyuun offrit de l'eau d'une vessie de phoque et, quand le chef se fut désaltéré, le Corbeau demanda :

— Beaucoup de commerçants s'arrêtent-ils ici ?

— Beaucoup viennent, répondit le chef. Beaucoup troquent.

— Ah ! dit le Corbeau en souriant. J'en suis heureux. Je comprends maintenant pourquoi tes hommes sont de si bons marchands. Un homme tel que moi doit faire attention dans un village comme celui-ci où beaucoup comprennent le commerce et sont durs en affaires.

Le chef éclata de rire.

— Ainsi tu vas rester avec nous ?

— Pas longtemps. Je suis venu pour faire un marché. Il me faut quelque chose pour un homme qui te ressemble beaucoup — le chef chasseur de notre village.

— Mes armes ne sont pas à vendre.

Le Corbeau leva les mains.

— Ce n'est pas pour la chasse. Notre chef est un vigoureux chasseur. Il y a trois étés, il a trouvé une bonne épouse, une femme des Premiers Hommes. Leur premier été ensemble, elle a donné naissance à un fils, mais il est mort. Depuis lors, elle a perdu trois bébés qui sont venus trop tôt de son ventre. Le chaman dit qu'elle a tant de chagrin d'avoir perdu son premier fils qu'elle ne peut donner un fils vivant au chef. Maintenant, elle ne mange plus, ne dort plus et ne parle que de rejoindre ses enfants dans les Lumières Dansantes.

— Il ferait mieux de la laisser mourir. Elle sera heureuse et il pourra prendre une autre épouse.

— Il n'en veut pas d'autre. Il est persuadé qu'elle sera heureuse si elle a un fils. Alors j'ai été envoyé pour trouver un fils, un enfant d'un village Premiers Hommes. Mon épouse m'a accompagné, ajouta le Corbeau en désignant Queue de Lemming du menton. Elle nourrit notre fils, Souriceau et a suffisamment de lait pour deux.

Le chef regarda Queue de Lemming et hocha la tête.

— Connais-tu un enfant, un mâle de peut-être six ou huit lunes que je pourrais emmener pour qu'il soit élevé en fils de chef?

L'homme Ugyuun ne répondit pas tout de suite puis demanda :

— Tu donnerais pour cela beaucoup d'huile et beaucoup de viande ?

— Toute l'huile que j'ai avec moi, toute la viande

excepté de quoi ramener ma femme et moi à notre village.

Le chef hocha de nouveau la tête.

— Je vais parler à mes chasseurs et voir si l'un d'eux donnerait son fils pour qu'il soit élevé par un chef.

Petite Plante appela Kiin. Kiin se hâta au-devant d'elle, lui fit signe de se taire et l'attira dans les saules.

— Kiin... commença Petite Plante. Pourquoi te caches-tu ?

— Où est Shuku ?

— Il dort dans ta chambre. Où est le bois ?

— Près du chemin qui monte de la plage.

— Bien. Pourquoi es-tu là ? répéta Petite Plante.

— J'ai vu un ik de commerçant sur la plage.

— Oui. Un marchand et sa femme sont arrivés ce matin après ton départ.

— Pourquoi sont-ils là ?

— Pour commercer, quelle autre raison ?

— Je le connais. Il a tué le frère de mon mari.

— Alors tu as peur de lui ? Il a pourtant l'air bon. Il rit souvent et sa femme travaille dur, même si elle ne parle pas notre langue.

— Sa femme s'appelle-t-elle Queue de Lemming ?

Petite Plante rit de bon cœur.

— Crois-tu que mon époux s'inquiéterait de tels détails ?

Kiin essaya de sourire mais son visage était comme un masque façonné par les larmes.

— Ce marchand — il a menacé de tuer mon mari et de me prendre pour femme.

— Alors tu as raison de te cacher, approuva Petite Plante. Je vais essayer de savoir combien de temps il compte rester. Vas-tu attendre ici ?

— Je dois aller cueillir des baies pour... pour...

Elle montra les paniers de la vieille femme.

— Poisson Noir.

— Poisson Noir, répéta Kiin. Amène Shuku. Je vais le prendre avec moi.

— Tu n'en as pas besoin. Il sera en sécurité avec moi.

— Le marchand le reconnaîtra.

— Quel homme reconnaît un bébé, surtout si ce n'est pas le sien ?

— S'il a amené Queue de Lemming, elle saura à qui appartient le bébé.

Petite Plante haussa les épaules.

— Bon. Attends ici. Je reviens avec Shuku.

70

Queue de Lemming attendit que le chef ait quitté l'ulaq pour aller geindre auprès du Corbeau.

— Quand partons-nous ? J'ai déjà des poux et ça me gratte. Leur nourriture me rend malade.

Dégoûté, le Corbeau repoussa la femme.

— Nous partirons dès qu'ils nous apporteront le bébé.

— Ce sera quand ?

— Je n'en sais rien. Allez, file ! ajouta-t-il avec un revers de la main. Occupe-toi des tâches réservées aux femmes !

L'épouse du chef les observait, narquoise et suffisante. Le Corbeau rougit de honte — raillé par une femme Ugyuun. Mais pourquoi s'en prendre à elle quand le tort venait de Queue de Lemming ? Décidément, il s'en débarrasserait avec plaisir.

De la terre tomba des chevrons et un bruit de voix parvint du trou du toit.

— J'ai un bébé qui fera l'affaire ! s'écria le chef.

Encombré d'un paquet, il descendit trois encoches

avant de sauter à terre.

— Sa mère est morte, précisa-t-il, et son père affirme qu'il aura trop de mal à l'élever jusqu'à l'âge de la chasse. Mais l'homme veut beaucoup d'huile.

— J'ai beaucoup d'huile, annonça le Corbeau en se levant pour découvrir l'enfant.

— Combien de lunes ?

— Dix.

Le bébé reposait tranquillement dans les bras du chef, absorbé par quelque chose sur le mur. Il était à peu près de la même taille que Souriceau et avait le visage rond et les longs yeux des Premiers Hommes.

Le Corbeau hocha la tête.

— Parfait. Prends-le, ordonna-t-il à Queue de Lemming. Je vais chercher l'huile.

Queue de Lemming était assise dans l'ulaq du chef tandis que le Corbeau et plusieurs hommes Ugyuuns apportaient dix estomacs d'huile et trois de poisson séché, ainsi que deux de viande de phoque.

Souriceau babilla, plantant son petit doigt potelé dans le ventre du bébé qui ne réagit pas. Queue de Lemming eut un sourire pour son fils.

— Vous serez tous deux de bons chasseurs, dit-elle en levant les yeux sur la femme du chef qui observait la scène en souriant.

Queue de Lemming tendit le sein au bébé Ugyuun.

Pendant un moment, le petit se contenta de laisser ses lèvres contre le téton quand, soudain, il commença à téter, pas avec la vigueur de Souriceau mais tout doucement, comme s'il venait de naître.

Queue de Lemming repoussa ses cheveux d'une caresse. Il n'était pas laid, ce petit Ugyuun. Elle prit sa main dans l'espoir qu'il allait resserrer ses doigts autour des siens comme Souriceau, mais l'enfant ne bougea pas. Fronçant les sourcils, Queue de Lemming eut un regard en coin pour la femme du chef qui détourna vite les yeux.

Queue de Lemming interrompit du doigt la tétée du bébé puis l'assit sur sa jambe. Il dodelina de la tête et s'écroula sur le côté. Elle le rassit puis essaya de le mettre debout. Il s'affaissa sans force.

— Ce bébé est... est malade, dit-elle à l'épouse du chef qui gardait le dos tourné. Elle est trop sotte pour connaître la langue Morse, ajouta-t-elle pour Souriceau.

Malgré cela, la femme Ugyuun fit comme si Queue de Lemming n'avait rien dit.

Quand toute l'huile fut dans l'ulaq, Queue de Lemming alla rejoindre son mari et lui colla le bébé Ugyuun dans les bras. Le Corbeau sursauta et furieux rendit le nourrisson.

— Calme-toi et écoute, dit Queue de Lemming. Regarde cet enfant. Il n'est pas costaud. Il est plus vieux que Souriceau et n'arrive même pas à tenir sa tête. Pas étonnant que son père soit d'accord pour l'échanger. Cet enfant ne sera jamais un chasseur.

— Ça suffit. C'est un garçon et je me moque qu'il chasse ou non.

— Naturellement ! tonna Queue de Lemming, hors d'elle. Ce n'est pas toi qui vas vivre avec le chaman Rivière. Ce n'est pas toi qui devras le satisfaire jour après jour. Il croit qu'il aura deux fils pleins de vigueur. Que dirai-je lorsqu'il s'apercevra que l'un...

— Que l'enfant était fort quand il vivait au village Morse. Que c'est au Peuple des Rivières qu'il doit sa faiblesse.

— Tu m'as dit que c'était un peuple fort. Tu m'as dit...

Le Corbeau bâillonna Queue de Lemming de la main mais elle le mordit.

Le Corbeau se dégagea et la gifla violemment. Les hommes Ugyuuns détournèrent les yeux et Queue de Lemming se cacha le visage dans les mains.

— A toi de choisir. Tu peux être Queue de Lemming et rester ici ou être Kiin et m'accompagner avec Souriceau et le petit Ugyuun chez le Peuple des Rivières. Alors je te pose la question : es-tu Kiin ou Queue de Lemming ?

— Je suis Queue de Lemming !

Le Corbeau se tourna vers le chef Ugyuun.

— Que me donnerais-tu pour cette femme ? demanda-t-il dans la langue des Premiers Hommes.

Ahuri, l'homme se tourna vers son épouse.

— Que lui as-tu dit ? demanda Queue de Lemming.

— Elle coud remarquablement et fait de beaux garçons.

L'homme désigna trois ventres de phoque d'huile.

— Il dit qu'il me donne trois ventres d'huile pour toi, dit le Corbeau à Queue de Lemming.

— Tu en as donné dix pour ce bébé chétif.

— Cinq, dit le Corbeau au chef en levant cinq doigts.

— Tu rachètes ta propre huile ! s'exclama Queue de Lemming. Et les enfants ? Qui les nourrira ?

— Ils auront de quoi manger jusqu'au prochain village. Là, je prendrai une femme.

— Tu crois en trouver une aussi facilement ? Tu crois que n'importe laquelle sera prête à te suivre ?

— Es-tu Kiin ?

— Je suis Queue de Lemming !

L'homme Ugyuun pointa l'huile du doigt et leva quatre doigts.

— Tu as de la chance que je garde les bébés, remarqua le Corbeau. Avec l'huile que je te laisse, tu auras de quoi manger pendant les premiers mois de l'hiver. Si tu pêches, tu auras assez de nourriture pour rester en vie jusqu'à l'été prochain. Mais quel dommage de voir une belle femme rongée par la faim. Les femmes Rivières sont dodues même à la fin de l'hiver.

Le Corbeau soupira avant de poursuivre :

— Ton époux chaman aurait été heureux de voir tes jolies jambes ornées de peau de caribou. As-tu remarqué les broderies des femmes Rivières ? Leurs vêtements rapportent beaucoup lors des trocs. Chacune possède plus de colliers qu'elle ne peut en porter.

Le Corbeau leva les yeux sur le chef Ugyuun puis dit à Queue de Lemming :

— Tu pourrais avoir un chien. Presque toutes les épouses Rivières en ont un pour porter leurs paquets et veiller sur leurs enfants.

— Je ne veux pas de chien.

— Quatre, dit le Corbeau à l'homme en levant quatre doigts au-dessus des ventres de phoques pleins d'huile.

Queue de Lemming poussa un cri aigu.

— Attends !

— Acceptes-tu l'enfant Ugyuun ?

— Oui.

— Es-tu Kiin ?

Queue de Lemming demeura longtemps tête basse, yeux baissés et murmura enfin :

— Je suis Kiin.

71

Kiin attendait, ses doigts dessinant de rapides motifs au-dessus de ses mains. Combien de temps fallait-il pour aller chercher un bébé ? Les minuscules insectes piquants que les Chasseurs de Morses appelaient longs nez bourdonnaient dans ses oreilles et elle se donna une tape dans le cou, se demandant pourquoi ces êtres minuscules infestaient la terre des Morses et celle des Ugyuuns mais n'existaient pas sur les îles des Premiers Hommes.

— Allez, Petite Plante, dépêche-toi, murmura Kiin.

Puis, furieuse de son impatience, elle prit son couteau

de femme dans la petite poche de sa ceinture et coupa quelques branches de saule. Murmurant des paroles de gratitude au saule, elle s'assit ensuite pour ôter l'écorce des branches. Trempée dans l'eau et bue en tisane amère, la chair, tendre et spongieuse, constituait une excellente médecine pour soulager les petites douleurs. En outre, qui ignorait que l'attente passait plus vite lorsque les mains et les yeux étaient occupés.

— Bon, nous sommes prêts, dit le Corbeau en faisant signe à Queue de Lemming de le suivre en haut du rondin.

— Parfait, marmonna-t-elle entre ses dents. Je suis prête à quitter les maisons obscures des Ugyuuns.

Elle attendit au sommet tandis que le Corbeau observait le vent et la mer de ses yeux et de ses oreilles.

— Repasserons-nous d'abord par notre village ? s'enquit Queue de Lemming.

Le Corbeau fronça les sourcils d'un air réprobateur sans quitter la mer des yeux.

— Si la mer est calme, nous ferons halte uniquement pour renouveler notre provision d'eau. Nous ne resterons même pas une nuit.

— Je dois dire au revoir à Lanceuse d'Ardoise.

Le Corbeau posa les yeux sur Souriceau. Il passa la main dans les cheveux du bébé.

— Ne serait-ce pas plutôt à son mari ? demanda-t-il.

Il glissa en bas du toit avant que sa femme n'ait le

temps de répondre.

Queue de Lemming avait fixé Souriceau dans une courroie à sa hanche gauche et portait le bébé Ugyuun sanglé sous son parka comme s'il s'agissait d'un nouveau-né. Elle se mordit la lèvre inférieure et, un petit sous chaque bras, dévala le toit derrière son époux. Elle n'avait nulle envie de se hâter. Que le Corbeau se charge de lancer l'ik. Aussi, entendant l'appel d'un homme, s'arrêta-t-elle pour regarder par-dessus son épaule et le voir parler à une femme Ugyuun debout au sommet de l'ulaq d'à côté. Elle avait un bébé fixé à sa hanche. L'homme s'exprimait en langue Premiers Hommes et, sur un signe, la femme s'approcha, abandonnant le bébé sur le toit pour suivre l'homme à l'intérieur. L'enfant était à peine plus gros que Souriceau, grassouillet et il portait un doux parka de peau de loutre. On ne voyait que ses yeux à travers le capuchon à ficelle.

Queue de Lemming murmura à Souriceau :

— Il porte un parka Morse. Je ne savais pas que le Corbeau en avait apporté un à échanger.

Elle s'approcha sur la pointe des pieds pour mieux observer l'enfant.

Queue de Lemming glissa une main sous son parka et, après une profonde inspiration, grimpa en haut de l'ulaq où elle s'empara du bébé assis.

— Un garçon, faites que ce soit un garçon, dit-elle aux esprits.

Elle le retourna. Ses fesses étaient nues au-dessus de ses jambières. Elle vit le petit pénis rose, émit un bref cri de triomphe, souleva son parka d'où elle extirpa le bébé Ugyuun et procéda à l'échange des enfants.

Puis elle courut à la plage, serrant les deux enfants contre elle, deux garçons vigoureux. Elle attendit pendant que le Corbeau ajustait les chargements et en vérifiait l'arrimage.

— Nous devrions partir, dit-elle. Tout de suite.

Il leva sur elle un regard surpris.

— Tu es si pressée ?

— Ça me gratte à cause des poux et mon nez est plein de la puanteur de leurs demeures.

Il éclata de rire.

— Ainsi tu préférerais vivre avec le Peuple des Rivières.

— Oui.

Le Corbeau lui fit signe de grimper dans le canoë, donna une poussée et grimpa à son tour. Commencèrent alors les longs coups de rame qui conduiraient le bateau au-delà des courants du rivage.

Queue de Lemming pagayait aussi vigoureusement. Le Corbeau s'esclaffa.

— Tu auras donc appris quelque chose au cours de ce voyage ! Je vais pouvoir dire au chaman Rivière que tu as un bon coup de rame.

Mais, les yeux par-dessus l'épaule, Queue de Lemming se taisait. Elle rama de plus belle jusqu'à ce que le village ne soit plus qu'une tache de fumée dans le gris et le vert des collines Ugyuun.

Kiin entendit enfin quelqu'un venir. Elle se leva, les jambes raides d'avoir été si longtemps immobiles. Son cœur battait la chamade. Cela faisait trop longtemps. Quelque chose n'allait pas. Le Corbeau savait qu'elle était là. Sinon, pourquoi Petite Plante aurait-elle mis presque toute la matinée à ramener Shuku ?

— Je suis là, appela Petite Plante d'une voix quasi inaudible.

— Tu as Shuku ? demanda Kiin en quittant sa cachette.

— Le commerçant et sa femme sont repartis.

Un tremblement dans la voix de Petite Plante fit battre le cœur de Kiin.

— Tu as Shuku ?

— Kiin... commença la femme dont la voix se brisa.

Ses bras étaient vides et Kiin se précipita vers elle,

refermant ses mains sur ses épaules.

— Où est Shuku ?

— Kiin...

Brusquement, les yeux de la femme s'embuèrent, ses épaules tremblèrent.

— Le marchand, il... il l'a pris.

Les hurlements retentirent et Kiin crut d'abord que c'était Petite Plante mais elle finit par comprendre qu'ils émanaient de sa propre gorge.

Alors d'autres voix montèrent, les mots se bousculaient, si vite que Kiin ne comprenait pas grand-chose de ce qui se disait. Ils finirent par l'emmener dans l'ulaq du chef et l'aidèrent avec précaution à descendre. Là, Dent Cassée lui expliqua comment il avait échangé son fils de dix mois qui se tenait encore comme un nouveau-né. Le Corbeau lui avait donné dix ventres d'huile et cinq de viande séchée. Ensuite Dent Cassée lui montra le bébé qui était toujours là, les yeux fixés sur le toit tandis qu'on le tendait à Kiin.

— Ils ont dû revenir et prendre Shuku à la place de mon fils, dit l'homme. Je ne voulais pas que cela arrive.

>> Tiens, choisis. Mon fils ou l'huile.

A ces mots les cris reprirent et ne purent s'arrêter.

72

Chasseurs de Morses

Mer de Bering

Queue de Lemming garda le bébé Ugyuun sous son parka durant toute cette journée interminable. L'enfant gigotait tellement qu'elle se prenait à regretter le premier bébé.

— Pense à ta place comme épouse de chaman, dit-elle au vent. Cela vaut quelques jours avec un bébé remuant.

Finalement, le Corbeau l'appela, désigna un long rivage pentu et pagaya en direction de la terre ferme où ils passeraient la nuit.

Queue de Lemming aida le Corbeau à tirer l'embarcation sur la plage puis gagna un endroit abrité par de grosses roches. Devant les protestations du Corbeau, elle s'écria :

— Tu veux que j'aie deux fils. Je dois les nourrir tous les deux. N'es-tu pas assez homme pour déballer de quoi manger ? Es-tu un petit garçon qui a besoin de sa mère ?

Le Corbeau cracha plusieurs insultes mais tira l'ik plus haut sur la rive et dénoua deux ventres de phoque, un d'huile et un de viande séchée. Il s'assit près de son bateau et se servit.

— Tu ne m'apportes rien ? réclama Queue de Lemming.

— Es-tu une petite fille qui a besoin de son père ?

Queue de Lemming s'adossa au rocher et regarda

comment se comportaient les enfants. Le bébé Ugyuun leva sur elle des yeux pleins de larmes. Il trembla et détourna les yeux mais ne lâcha pas son sein.

— Gourmand, dit-elle. Tu t'habitueras à moi. N'oublie pas que tu bois le lait de mon fils. Ne prends pas plus que ta part.

Soudain elle fit un bond, éloigna le bébé d'elle tandis que de l'urine coulait à l'intérieur de son parka sur ses jambières.

— Petit crétin ! hurla-t-elle. Ta mère ne t'a donc rien appris ? J'ai prévenu le Corbeau qu'il était idiot de prendre un garçon Ugyuun. Tu es plus âgé que Souriceau et tu mouilles encore le parka de ta mère !

Avec rudesse, elle arracha le bébé à sa bandoulière et le posa par terre. Elle resta sourde à ses cris tandis qu'elle remportait Souriceau, qui tétait toujours, au bateau où elle trouva un paquet de peaux de phoque. Elle dénoua la ficelle de varech. Elle déshabilla Souriceau qu'elle posa à côté de l'ik et se rendit au bord de l'eau où elle attendit qu'une vague approche pour y tremper la peau de phoque. Elle s'en servit pour essuyer ses seins et ses jambières puis l'intérieur de son parka.

Frissonnant, elle repassa son manteau sur sa tête, prit Souriceau et alla retrouver le bébé Ugyuun. Il s'était roulé sur le sable, fesses nues en l'air, les jambes dans des jambières en peau de phoque repliées sous sa poitrine. Il s'était souillé. Queue de Lemming ricana puis se pencha sur lui et lui nettoya les fesses à l'aide de la peau de phoque humide. Après quoi elle le laissa pour aller rincer la peau dans une flaque.

Elle chercha le Corbeau des yeux mais, ne le trouvant pas, haussa les épaules, prit un paquet de nourriture qu'elle ramena à l'endroit où elle avait laissé le bébé. Elle sortit du poisson fumé, une bande de viande séchée et un conteneur de baies mélangées à de la graisse. Elle donna un bout de poisson séché à Souriceau, se servit et tendit la main pour secouer le bébé Ugyuun.

Il geignit, hoqueta, sanglota. Queue de Lemming tourna le bébé vers elle et défit la lanière de son parka.

— Shuku ! s'écria-t-elle.

Elle secoua la tête, ferma les yeux et les rouvrit plus grand.

— Non, dit-elle en riant. Mes yeux me jouent des tours. Tu es plus grand que Shuku.

Du bout des doigts, elle sentit le cou du bébé. Il y avait un cordon de nerf noué qu'elle tira de sous le parka. Une sculpture d'ivoire — la moitié d'un ikyak — pendait à la cordelette.

Queue de Lemming resta un moment sans bouger, le front plissé, puis elle dit au bébé :

— Comment es-tu arrivé au village Ugyuun ? Ta mère est-elle là ? Si oui, ajouta-t-elle en plissant les yeux, qu'est-ce que le Corbeau serait prêt à donner pour le savoir, à ton avis ?

Le bébé hoqueta de nouveau et tendit la main vers le poisson séché.

Queue de Lemming le lui donna. Souriceau lâcha son morceau et voulut se hisser contre le sein de sa mère en repoussant Shuku.

— Non, Souriceau, ordonna Queue de Lemming. Il y a de la place pour vous deux.

Elle ramassa le morceau de poisson qu'il avait lâché, en essuya le sable et installa les petits dos à dos pour les faire manger.

Posant le menton sur le crâne de Souriceau, elle dit :

— Si je lui dis que j'ai Shuku, nous ferons demi-tour. Le peuple Ugyuun me haïra d'avoir volé cet enfant et le Corbeau rejettera toute la responsabilité sur mon dos. Si Kiin n'est pas là-bas, le Corbeau sera furieux après moi, peut-être assez pour m'abandonner sur place.

» Si Kiin y réside et que le Corbeau la persuade de nous accompagner, c'est elle qu'il vendra. C'est elle qui aura l'honneur d'être l'épouse du chaman Rivière.

Plaçant un bras autour de chaque bébé, Queue de Lemming se leva et scruta de nouveau la plage à la recherche du Corbeau. Après quoi elle reposa les enfants par terre et les protégea du vent à l'aide de peaux de phoque. Elle les borda à l'intérieur et disposa de la nourriture pour le Corbeau sur une natte.

Lorsqu'il revint, Queue de Lemming l'accueillit avec un sourire. Elle lui offrit du poisson séché amolli dans de l'eau de mer et de la viande de phoque finement coupée et mélangée avec de la graisse et des baies. Pendant qu'il mangeait, elle lui frottait les épaules. A peine eut-il fini qu'il prit sa femme à même le sable. C'est seulement après qu'il s'inquiéta des bébés.

— Celui que tu as ramené de chez les Ugyuuns est mieux que je ne le croyais, raconta Queue de Lemming. Il ne vaut pas Souriceau, mais il est vrai que ce n'est pas ton fils.

— Je sais parfaitement de qui Souriceau est le fils, rétorqua le Corbeau. Inutile d'ajouter un nouveau mensonge.

Queue de Lemming tourna le dos à l'homme, prit les bébés dans leur abri et les fourra sous son parka pour qu'ils tètent. Elle s'allongea sur le côté, plaçant les nourrissons de façon que l'un soutienne l'autre. Elle ne répondit pas aux accusations du Corbeau.

73

Premiers Hommes

Baie de Herendeen, péninsule d'Alaska

— Je suis assez fort, maintenant, dit Samig à son père.

Il s'assit sur la plage et effleura les doigts de sa main droite, l'index attaché à un os d'oiseau, les autres doigts repliés à l'intérieur de sa paume.

Kayugh secoua la tête.

— Rappelle-toi la vitesse à laquelle le Corbeau s'est déplacé, même après un long et dur combat contre ton frère.

— Je ne m'étais jamais battu au couteau. Ce n'est plus le cas. Petit Couteau et moi nous entraînons chaque jour.

— Avec des couteaux ?

— Avec du bois, précisa Samig en riant. De la même taille, avec une pointe émoussée.

— Me racontes-tu cela afin que je te conseille de te rendre chez les Chasseurs de Morses, afin que j'approuve ton désir de te battre contre le Corbeau pour Kiin?

— Je te dis cela afin que tu saches que je pars.

— Prétends-tu que le garçon Petit Couteau peut te préparer à défier le chaman le Corbeau ? Ses pouvoirs s'étendent au-delà de la force de ses bras. As-tu prié ? As-tu jeûné ?

— Oui, toujours, je prie, répondit Samig. Et je jeûnerai.

Portant son regard au-delà de son père, il appela. Kayugh tourna la tête et vit Petit Couteau.

— Regarde, dit Samig à Kayugh. As-tu apporté ton arme ? demanda-t-il à Petit Couteau.

Le garçon glissa un regard à Kayugh puis à son père.

— Je l'ai, répondit-il posément.

— J'ai parlé à ton grand-père de nos combats, expliqua Samig.

Petit Couteau plongea les yeux dans ceux de Kayugh.

— Montrez-moi, dit ce dernier en reculant pour laisser de la place aux hommes.

Samig défit l'os qui maintenait son doigt tendu puis s'empara d'un bâton court en forme de couteau qu'il rangeait dans une petite bourse à sa taille. Il étendit les doigts de sa main droite et les referma sur le bois. Alors, les deux hommes se firent face, bras tendus, jambes pliées, et commencèrent à décrire des cercles.

Petit Couteau attaqua le premier, son corps fit un arc en direction du ventre de Samig qui esquiva. Avant que Petit Couteau ne puisse retrouver l'équilibre, Samig plongea et lui saisit l'avant-bras. Le garçon leva alors son arme et atteignit Samig au visage.

Kayugh observait, bras croisés. Il était surpris de la vélocité avec laquelle Samig se déplaçait. Peut-être même était-il plus rapide que le Corbeau, mais qui pouvait l'affirmer avec certitude ? Une fois le couteau assuré dans la main de Samig, nul spectateur ne pouvait savoir que l'homme était amoindri. Si Samig parvenait à cacher la chose au Corbeau, peut-être avait-il une chance. Samig était résistant et l'on voyait aisément que le combat au couteau de bois durait plus longtemps qu'avec de vraies lames. Pourtant, Petit Couteau avait

réussi à toucher Samig à la joue, au bras et au genou. Une entaille causée avec une lame de bois n'était rien, mais si chaque blessure saignait ?

Finalement, tous deux reculèrent, respirant profondément à plusieurs reprises.

Les mains levées, Kayugh dit à Samig :

— Tu es bon, je l'admets. Tu as une chance de battre le Corbeau, surtout s'il n'est pas au courant pour ta main. Tu dois donc travailler pour faire tomber le couteau de ses doigts. Mais tu dois prier avant de partir. Si un homme veut réussir, sa force intérieure doit égaler sa force extérieure.

— Je prierai.

Kayugh hocha la tête.

— Et s'il parvient à te faire lâcher prise ?

— Essaie, proposa Samig en tendant la main.

Kayugh tenta de lui faire lâcher prise mais en vain.

Il haussa les épaules et se détourna. Soudain, il pivota rapidement, avant que Samig n'ait le temps de réagir, et lança un vigoureux coup de pied sur les doigts sans résultat.

Kayugh sourit.

— J'ai entendu ta mère parler avec ton père, dit Trois Poissons.

Samig et son épouse étaient dans leur ulaq où la jeune femme nourrissait leur fils.

Samig se pencha pour caresser du doigt la joue de l'enfant. Ils l'avaient appelé Nombreuses Baleines afin que ce nom puisse être de nouveau prononcé dans l'espoir et le respect. Samig s'assit à côté de sa femme et Nombreuses Baleines. Le petit, la bouche sur le sein de sa mère, tendait le doigt vers son père qui prit sa main dans la sienne.

— Elle demandait si tu combattrais le Corbeau, poursuivit Trois Poissons.

— Qu'a répondu mon père ?

— Il a dit que oui.

— Crois-tu que je le devrais ?

Trois Poissons le regarda droit dans les yeux.

— Si je réponds non, cela ne changera rien.

Samig baissa la tête.

Trois Poissons passa la main dans les cheveux noirs de leur fils.

— Tu as déjà une femme et un fils.

— Oui, une bonne épouse et un beau garçon. Mais Kiin aussi est ma femme. Et j'ai promis à mon frère que je prendrais soin de Kiin et de ses fils.

— Nous avons Takha, objecta Trois Poissons en tournant le regard vers le garçon assis dans un coin.

Il jouait avec trois paniers et un tas de galets, empilant les pierres dans l'un avant de les reverser dans un autre.

— Tu es une bonne mère et tu es ma première épouse. Que Kiin soit là ou non, tu conserveras ta place dans mon cœur.

— Je veux que Kiin revienne parmi nous, dit Trois Poissons. Mon père possédait deux épouses. Quand la première est morte, j'ai porté son deuil comme je l'aurais fait pour une mère. Je sais que la présence de Shuku sera bénéfique à Takha. Leur pouvoir est incomplet tant qu'ils sont éloignés. C'est juste que je ne veux pas que tu te battes.

— Je prierai. Je prévoirai. Si je ne réussis pas, du moins Takha, Nombreuses Baleines et toi serez en sécurité. Petit Couteau chassera pour vous.

— C'est un homme. Il prendra bientôt une épouse, vivra avec elle, chassera pour son père.

— Je demanderai au mien de se rendre dans d'autres villages Premiers Hommes pour te ramener un mari qui vivra ici et élèvera nos fils, ajouta Samig qui obligea doucement Trois Poissons à tourner la tête vers lui. Il faut que je me batte. Comment pourrais-je me dérober ?

Trois Poissons posa un bref regard sur la main droite de Samig puis le regarda de nouveau.

— Tu es un homme. Qu'il suffise que je te le dise.

Samig lui sourit comme il l'aurait fait à un enfant.

— Trois Poissons, je combattrai.

— Quand?

— Bientôt. Après avoir jeûné et prié. Elle inclina la tête :

— Les prières d'une femme seront-elles de quelque secours ?

— Oui, répondit Samig. Prie.

74

Peuple Ugyuun

Péninsule d'Alaska

— Combien de temps ? demanda Kiin d'une voix éteinte et brisée.

— Dix jours.

— Dix jours !

— Appeleur d'Âmes dit que ton esprit t'a quittée pour suivre ton fils. Il n'était pas sûr que tu nous reviendrais.

Kiin eut du mal à fixer son regard sur la femme qui parlait à son côté — quel était son nom ? Petite Plante.

— Mais je suis ici, assise dans l'ulaq.

— Tu étais comme une femme qui dort les yeux ouverts, à faire ce que je te demandais sans pour autant comprendre ce qui se passait autour de toi.

Kiin se hissa lentement sur ses pieds et marcha de droite et de gauche à pas hésitants.

— Est-ce le matin ?

— Oui.

— Me permettrais-tu de prendre ton ik pour les suivre ?

Petite Plante se leva à son tour et passa un bras autour des épaules de Kiin qu'elle accompagna près de la lampe à huile.

— Kiin, commença-t-elle avec une extrême douceur. S'il existait la moindre chance de les retrouver, je te laisserais partir. Mais c'est impossible. Tu ne sais pas où ils sont allés.

— Ils sont rentrés au village Morse.

— C'est une trop longue route pour une femme seule.

— J'ai fait tout ce chemin seule.

— Et tu as failli en mourir, ainsi que ton fils.

Kiin sentit les larmes envahir sa poitrine et monter de façon irrépressible. Elle s'écroula à genoux et enfouit son visage dans ses mains.

Petite Plante demeura près d'elle, lui tapotant le dos, lui caressant les cheveux comme à un enfant. Elle mit ses bras autour d'elle, la berça, et fredonna une berceuse Premiers Hommes que Kiin chantait autrefois à Shuku.

Deux jours durant, Kiin obéit à Petite Plante. Elle déterra des racines, cueillit des baies, attrapa du poisson, ramassa des oursins. Le chagrin en son cœur semblait ralentir son âme, comme si elle marchait dans le brouillard, le gris cachant le soleil, la terre...

La nuit du deuxième jour, Aigle vint à elle tout en ne cessant de couler des regards vers son épouse, comme si c'était dans les yeux de Petite Plante qu'il trouverait les mots nécessaires.

Il parla d'abord de chasse, comme si Kiin était un homme, puis de couture, comme s'il était une femme, jusqu'à ce que, malgré sa peine, Kiin ne puisse réprimer un sourire.

— Je vais t'emmener dans ta famille, dit-il enfin.

Kiin leva les yeux, entrouvrit les lèvres, mais aucun

son ne sortit.

— Je ne sais pas où le commerçant et sa femme ont conduit ton fils, mais je vais te ramener à ton époux sur

la plage des Commerçants. Peut-être t'aidera-t-il à le retrouver.

Kiin ouvrit de nouveau la bouche mais ne sut que dire. Au cours de ces deux jours, elle avait souvent songé à retourner auprès de Samig, mais si, en trouvant Shuku, le Corbeau s'était rendu sur la plage des Commerçants, avait trouvé Takha et l'avait emporté lui aussi, ou pis encore, avait trouvé Samig et l'avait tué comme il avait tué Amgigh ?

Les larmes lui montèrent aux yeux sans qu'elle puisse les refouler. Je ne peux rester ici, se dit-elle. Les Ugyuuns n'ont vraiment pas besoin d'une bouche supplémentaire à nourrir.

Kiin se lécha les lèvres, déglutit et se frotta la joue sur l'épaule.

— Quand?

Aigle haussa les épaules.

— Demain, si le ciel est propice. Petite Plante, aimerais-tu nous accompagner ? Kiin et toi prendriez l'ik et moi mon ikyak.

— Oui. Nous irons ensemble trouver le mari de Kiin et son autre fils. Alors tu pleureras des larmes de joie, ajouta-t-elle avec une petite tape affectueuse sur l'épaule de Kiin.

75

Peuple des Rivières

Fleuve Kuskokwim, Alaska

Le Corbeau observa Queue de Lemming du coin de l'œil. Souriceau passa le bout du nez par le col du parka et le bébé Ugyuun faisait une bosse à son flanc.

— Tu es Kiin, Souriceau est Shuku, le bébé Ugyuun est Takha, dit le Corbeau.

— L'Ugyuun est Shuku, répliqua Queue de Lemming. Il lui ressemble beaucoup, en plus grand.

— Est-il beaucoup plus grand que Souriceau ?

— Assez, mais quels bébés ont la même taille ?

Le Corbeau approuva d'un hochement de tête et enfonça sa pagaie dans l'eau, orientant l'ik vers l'embouchure du fleuve. À l'endroit où la mer rencontrait la rivière, l'eau bouillonnait. Le Corbeau banda ses muscles et ouvrit les genoux en ramant.

— Il y a un fort courant, remarqua Queue de Lemming.

— Rame. Je t'avais prévenue que ce ne serait pas facile.

Queue de Lemming poussa sur ses genoux pour ajouter à sa force. Bientôt, le courant l'emporta sur eux.

— Nous ferions mieux de marcher, cria finalement Queue de Lemming.

— Renard Blanc, Oiseau Chante et moi n'avons eu aucun problème.

La femme s'abstint de tout commentaire, se contentant de poser sa pagaie en travers du bateau.

— Rame ! hurla le Corbeau.

— Laisse-moi descendre. J'irai à pied.

— Là, tu vois ? tonna l'homme. Un endroit sablonneux. Nous y laisserons le canoë. Après quoi nous marcherons.

Queue de Lemming remit sa pagaie à l'eau et aida son mari.

Le Corbeau s'apprêtait à sauter hors de son embarcation quand une voix surgit.

— Saghani, fais attention !

Dans l'épais bosquet de saules et d'aunes se tenait Dyenen. Il désigna un jaillissement d'eau claire au milieu du sable pâle bordant la rive.

— Vois comme l'eau monte à cet endroit ? Elle provient d'en dessous, là où vivent des esprits capables d'attirer un homme par le fond.

Queue de Lemming fixa le vieil homme du regard. Ses yeux suivirent les broderies bleu et rouge qui ornaient les épaules et les manches de son parka de fourrure blanche.

— Est-ce Kiin ? demanda le vieil homme dans la langue Rivière.

— Oui, fit le Corbeau en faisant semblant de fouiller dans ses paquets de provisions.

Dyenen choisit avec soin un endroit où poser le pied, puis saisit la proue de l'ik qu'il tira près du bord. Il tendit alors la main à Queue de Lemming pour l'aider. Elle eut un regard pour le Corbeau et s'agrippa à la main de Dyenen.

— Ton fils ? s'enquit ce dernier en désignant Souriceau de ses longs doigts bruns.

— Il demande si Souriceau est ton fils, traduisit le Corbeau.

— C'est Takha, répondit-elle.

— Takha, répéta le Corbeau, bien que nous l'appelions parfois Souriceau.

Dyenen éclata de rire.

— Parfait. Un enfant qui possède deux noms est un enfant aimé.

— L'autre tète, fit le Corbeau en montrant la bosse sous le parka de Queue de Lemming.

Dyenen indiqua un chemin qui courait entre les arbres. Queue de Lemming se fraya un passage dans les broussailles et, quand elle l'eut atteint, elle attendit tout en observant les deux hommes tirer le bateau au sec et l'arrimer.

— Il tiendra jusqu'à ce que je puisse envoyer des hommes rapporter les paquets, annonça Dyenen.

— Il est bon que tu sois là, répondit le Corbeau avant d'ajouter pour Queue de Lemming en langue Morse : Les hommes de Dyenen viendront chercher nos affaires. Remercie-le. Il m'aurait fallu beaucoup de temps pour tout sortir et tout emporter au village.

— C'est moi qui l'aurais fait, repartit Queue de Lemming.

Le Corbeau se pencha pour lui chuchoter à l'oreille :

— Tu es Kiin. Kiin ne se plaint jamais.

— Y a-t-il quelque chose que vous aimeriez prendre dès maintenant ?

— Seulement ceci, répondit le Corbeau en prenant un paquet qu'il dénoua pour en sortir le sac de médecine en peau de lynx que Dyenen lui avait donné.

— Je peux porter quelque chose, proposa Queue de Lemming.

— Tiens.

Le Corbeau lui tendit un paquet de nourriture. Elle le posa sur sa tête, l'équilibra d'une main et entoura de l'autre bras Shuku sanglé sous son parka.

Dyenen tendit les mains mais le Corbeau dit :

— Tes hommes s'en chargeront. Montre-nous le chemin.

Dyenen et le Corbeau avançaient entre les arbres, suivis de Queue de Lemming.

— Il est vieux mais pas laid, et il est vigoureux, murmura celle-ci à Souriceau qui observait.

Elle entonna un chant qu'elle avait entendu un jour, voici bien longtemps, qui parlait de fourrures, de nourriture et d'un village aux nombreuses demeures.

Après avoir longtemps marché, Queue de Lemming demandait :

— C'est encore long ? C'est encore loin ?

Le Corbeau ne lui répondait pas, s'adressant au contraire à Dyenen. Le Corbeau espérait que celui-ci ne percevait pas la grossièreté du ton de Queue de Lemming. Pendant le voyage de retour de chez les Ugyuuns, elle n'avait posé aucun problème et le Corbeau s'était pris à espérer qu'elle commençait à changer, à apprécier enfin les bonnes choses de la vie.

Quand ils s'étaient arrêtés au village Morse, le Corbeau était persuadé qu'elle passerait tout son temps avec ses amis, mais il l'avait entendue avec surprise dire qu'elle était fatiguée. Elle voulait dormir parce qu'elle comptait partir dès le lendemain. Elle avait déjà fait ses adieux et ne voulait pas verser deux fois les larmes de la séparation.

Le Corbeau avait haussé les épaules et l'avait autorisée à demeurer chez eux. Il avait passé son temps à rassembler des provisions et des marchandises de troc, à réparer son ik et à vérifier ses couteaux et ses armes. Son parka étant déchiré, il l'avait tendu à Queue de Lemming pour qu'elle le ravaude, s'attendant à des protestations hargneuses, mais elle avait souri et promis de le recoudre en hâte.

Malgré tout, ils avaient passé deux jours au village, au cours desquels Queue de Lemming avait demandé que personne ne soit autorisé à entrer avec le Corbeau dans son ulaq. Elle avait trop à faire si elle voulait être prête.

Ils étaient partis au petit matin et le Corbeau n'avait pas eu à la tirer du lit ni à la houspiller à cause de sa lenteur.

Ils avaient lancé leur embarcation sans personne pour leur offrir des chants ou des prières bien que, au moment où le Corbeau avait donné les premiers coups de rame, il ait cru voir sur la plage les deux vieillardes, Grand-mère et Tante. Il rit. Pourquoi penser une telle chose ? Elles étaient si vieilles qu'elles quittaient rarement leur demeure.

Et il était enfin parvenu à destination. Et si Dyenen croyait que Queue de Lemming était Kiin, que les bébés étaient Shuku et Takha, lui, le Corbeau, posséderait tout le pouvoir qu'un homme puisse désirer.

Comme ils débouchaient dans la clairière du village Rivière, Dyenen entendit Queue de Lemming pousser un long soupir. Tendu, il se retourna pour la regarder, espérant que sa réaction serait de joie et non de désespoir.

Quand plusieurs chasseurs s'étaient rués au village pour annoncer l'arrivée de Saghani qu'ils avaient aperçu au loin, Dyenen avait revêtu son plus beau parka. Il s'était lavé avec soin et avait enduit d'huile son visage, sa poitrine et ses mains. Sous son parka, il portait un collier de griffes d'ours et d'os de caribou, provenant d'animaux qu'il avait pris dans sa jeunesse. Quoi de mieux qu'un tel collier pour rappeler aux esprits qu'il avait été autrefois un habile chasseur ?

Pour plaire à Kiin, Dyenen avait demandé à un homme doué pour le dessin et les teintures de peindre sur sa demeure le récit de sa vie. Il avait demandé à plusieurs femmes du village de fabriquer pour elle un beau parka ainsi que des jambières, utilisant pour ce faire des peaux de caribou travaillées jusqu'à ce qu'elles soient si lisses, si douces que les doigts calleux de Dyenen savaient à peine qu'ils les touchaient. Il lui avait fait confectionner une plate-forme de couchage près de la sienne et l'avait jonchée des plus douces fourrures de renard et de lièvre. Il s'était assuré que toute l'huile de sa réserve était fraîche, qu'il y avait beaucoup de viande sur la plate-forme de nourriture qu'il partageait avec deux hommes du village. Et il avait averti ses quatre autres épouses qu'elles devraient accepter cette nouvelle épouse comme chaman, avec tout l'honneur dû à un chaman ; car, même s'il était possible qu'elle ne revendique pas un tel honneur pour elle-même, ses sculptures étaient la preuve de ses pouvoirs.

Saghani n'avait pas menti. La femme était belle. Ses yeux remontaient légèrement de son petit nez, ses sourcils suivaient le même mouvement, comme des ailes d'oiseau. Ses cheveux étaient longs et lisses, scintillants d'huile. À cause des bébés sous le parka, il ne pouvait deviner sa silhouette, mais même si elle était maigre, peu lui importait du moment qu'elle lui donnait des fils. D'ailleurs, ses mains et ses pieds étaient potelés et bien formés. Son corps serait-il différent ?

Dyenen la contempla en souriant. Les yeux de Kiin étaient grands, sa bouche ouverte et, après quelques instants à tout fixer du regard, elle commença à poser maintes questions. Dyenen attendait poliment pendant que Saghani répondait, en se trompant parfois. Mais Dyenen ne l'interrompit pas, se rappelant que Saghani ne savait pas qu'il parlait la langue Morse. Dyenen était heureux d'entendre Kiin parler si bien cette langue. Il ne connaissait que peu de mots de la langue des Premiers Hommes. Il lui demanderait de la lui enseigner au cours des longues soirées d'hiver. C'était la seule façon d'apprendre cette langue puisque les Premiers Hommes n'étaient pas des marchands. La plupart semblaient se contenter de rester sur leur petite île à chasser les animaux marins. Même leurs tailleurs de pierres faisaient des couteaux et des têtes de harpons effilés d'un seul côté, ce qui signifiait qu'ils ne possédaient pas le savoir de chauffer la pierre avant de la travailler, savoir que détenaient les tribus Rivières depuis aussi longtemps que les conteurs pouvaient s'en souvenir.

Le Corbeau questionna Dyenen, l'arrachant à ses pensées.

— Combien d'habitants dans ce village ?

— Vingt fois dix en été, répondit-il, attendant que le Corbeau traduise pour la femme Kiin.

Elle regarda Dyenen, sans dissimuler ses yeux par timidité ou pudeur, mais en lui souriant. Dyenen sentit la peur en son cœur fondre comme neige au soleil.

Cette nuit-là, ils mangèrent tous les trois. Le Corbeau observait Queue de Lemming avec attention, l'avertissait des yeux si elle faisait quelque chose considéré comme impoli par le Peuple des Rivières. À un moment, elle faillit marcher entre Dyenen et le feu, mais le Corbeau l'attrapa et l'attira au-dehors par le tunnel étroit, s'adressant en même temps à Dyenen par-dessus son épaule.

— J'aurais dû lui enseigner les façons de ton peuple. Elles sont différentes des nôtres.

Une fois dehors, Queue de Lemming se tourna vers lui furieuse.

— Suis-je une gamine que tu me tires dehors ?

— Tes manières sont grossières.

— Tu aurais dû me dire ces choses plus tôt. Je ne suis pas idiote.

— Aurais-tu écouté ?

— Oui. Je veux être une bonne épouse pour Dyenen.

— Alors il n'est pas trop tard. Marcher entre le feu et une personne assise dans une demeure est impoli.

— Ils devraient installer leurs feux de cuisson à l'extérieur comme les Morses ou les Premiers Hommes.

— Écoutes-tu ou rouspètes-tu ?

— J'écoute.

— Les femmes ne mangent pas de viande d'ours.

Le Corbeau attendit un commentaire, mais Queue de

Lemming ne pipa mot.

— Les femmes ne touchent pas les armes d'un homme.

— C'est comme chez les Morses.

— Parfait, alors souviens-t'en. Les femmes mangent une fois que l'homme a fini sauf si elles sont invitées à manger avec lui.

Queue de Lemming hocha la tête.

— Les femmes vivent à l'écart dans un logement séparé durant leur temps de sang.

— Toutes ces choses, les Morses les font.

— Bien. N'oublie donc pas qu'il fut un temps où Morses et Rivières ne formaient qu'un peuple. Leur différence réside dans la langue et dans les animaux qu'ils chassent. Dans leur cœur, ils sont pareils, ajouta-t-il en posant la main sur sa poitrine.

Queue de Lemming soupira.

— Je m'en souviendrai.

— Parfait. Alors entre et sois polie. Et s'il te demande de sculpter, n'oublie pas ce que je t'ai dit. N'oublie pas non plus ce que nous avons décidé pour le moment où nous lui montrerons les bébés.

Queue de Lemming releva le menton et lui fit un étrange sourire, auquel il repenserait plus tard dans la nuit.

Le repas achevé, le Corbeau fit signe à Queue de Lemming de débarrasser.

— Où sont ses autres épouses, chuchota-t-elle.

Fronçant les sourcils, le Corbeau lui intima de rester

calme et, quand elle passa près de lui, il lui prit la cheville et lui enfonça les ongles dans la chair.

Dyenen et lui parlaient entre hommes mais, ce faisant, le Corbeau surveillait Queue de Lemming du coin de l'œil tandis qu'elle fouinait dans les conteneurs de stockage et les paniers en peau de poisson où l'on gardait les denrées.

Queue de Lemming finit par s'installer tranquillement dans un coin, les deux petits toujours sous son parka. Elle s'assit d'une façon qui plairait à tout mari, mains jointes, jambes repliées sous elle. Regardant la femme, Dyenen dit au Corbeau :

— Demande-lui si elle accepte de rester avec moi.

Le Corbeau se tourna vers Queue de Lemming :

— Il demande si tu acceptes de rester avec lui.

— Oui.

— Dis-en davantage, murmura le Corbeau.

— Pourquoi ?

— Par politesse. Le Peuple des Rivières parle longuement en signe de courtoisie.

Queue de Lemming fronça les sourcils puis leva une main en direction des poteaux qui formaient le dôme de r habitat.

— Toutes les choses sont bonnes. Le village est grand. Les caches de nourriture sont pleines. Les enfants sourient. Les femmes sont dodues. Cet homme, Dyenen, est un homme bon. Son visage montre les pouvoirs que lui ont donnés les esprits. Ses yeux montrent son cœur bienveillant. Ses mains montrent les années qu'il a passées à chasser. Je suis honorée d'être son épouse.

Pendant un moment, le Corbeau ne dit rien. Les paroles de Queue de Lemming étaient une telle surprise pour lui que sa langue semblait prisonnière dans sa bouche. Puis, s'obligeant à ne pas sourire, le Corbeau se demanda si la mère de cette femme avait elle aussi dormi avec n'importe quel homme, de sorte que Queue de Lemming pourrait bien être fille d'un homme Rivière venu commercer chez les Chasseurs de Morses. Qui aurait pu mieux s'exprimer ?

Il se tourna donc vers Dyenen pour traduire le discours de Queue de Lemming, ajoutant ce qu'il pensait favorable puis attendit la réponse du vieil homme.

— Je suis heureux, fit simplement Dyenen — comme s'il était Morse et non Rivière. Je vais la prendre, mais je dois d'abord voir les bébés et je veux l'observer en train de sculpter. Alors, elle sera ma femme.

76

Peuple Ugyuun

Péninsule d'Alaska

— J'ai dit à Kiin que j'allais la ramener à son mari.

Aigle s'exprimait d'une voix forte afin de couvrir le

brouhaha des voix dans l'ulaq du chef.

— Elle serait morte si nous ne l'avions pas trouvée, et son enfant aussi, intervint ce dernier. Pourquoi risquer la colère de l'époux maintenant que son fils a disparu ? Il les croit sûrement morts tous les deux.

— Elle affirme que son époux me donnera de l'huile, de la viande et de nombreuses peaux de phoques.

— Qu'est-ce qu'une femme sait des manières d'un homme ?

Une voix posée monta du fond de l'ulaq, une voix de femme et, comme s'ils étaient étonnés de son intervention, ils se turent instantanément.

— Si vous ne la reconduisez pas chez elle, elle repartira sans escorte. Elle ne restera pas ici. Je la connais. Elle est d'une surprenante vigueur. Quelle femme survivrait à ce qu'elle a traversé, seule avec les esprits sur des plages inconnues ?

— Et si elle est maudite ? demanda un des hommes. Si son peuple l'a exilée et qu'en la trouvant, Aigle nous ait apporté sa malédiction ?

— Si elle est maudite, mieux vaut qu'elle retourne d'où elle vient. Ainsi n'aurons-nous plus à nous inquiéter.

— Petite Plante a raison, approuva son mari. Je vous ai dit que je la ramènerai et je le ferai. Ma femme et moi partirons ensemble avec l'ik et l'ikyak. C'est mieux ainsi.

Plusieurs acquiescèrent, mais le père de Petite Plante se leva, regarda sa fille et éleva la voix pour exprimer ses doutes. Petite Plante lui répondit avec fermeté jusqu'à ce que le vieil homme n'ait plus rien à objecter au départ de sa fille.

— Partez s'il le faut, dit-il à Aigle et à Petite Plante. Il est préférable de l'éloigner de nous.

Le couple quitta donc l'ulaq pour retrouver Kiin qui les attendait chez eux, les mains serrées contre son sein.

— Nous partons demain — si le ciel est favorable, annonça Aigle. Femmes, allez vous coucher. Plusieurs jours à pagayer vous fatigueront.

Kiin ne trouva pas le sommeil. Ses pensées étaient remplies par la cruelle absence de ses fils, la peur que le Corbeau ne se soit rendu sur la plage des Commerçants. Elle quitta sa chambre et trouva ses outils à sculpter. S'emparant d'un morceau de bois, elle cisela un guillemot qu'elle comptait offrir à Petite Plante en signe de gratitude. Qui ignore en effet que la femelle guillemot pond un œuf dès qu'elle en a perdu un, se donnant ainsi une nouvelle chance d'avoir un oisillon ?

Sa figurine achevée, elle regagna son lit et finit par s'endormir d'un sommeil peuplé de rêves étranges où sa mère, Kayugh et Samig, vivaient avec le Corbeau. Elle s'éveilla au matin avec des cris de protestation, épuisée.

Elle travailla dur pour empaqueter les provisions du voyage. Mais une fois les embarcations lancées au-delà du ressac, Kiin eut l'impression que ses yeux se voi-laient, ses pensées s'accrochèrent aux chants de pagaie que chantait Aigle. A chaque coup de rame, Kiin se disait qu'elle se rapprochait de Samig et de Takha, moyennant quoi elle parvenait à rester éveillée.

Ils progressèrent lentement, s'arrêtant tôt et repartant tard. Au fil des jours, Kiin bouillait d'impatience. La fin du troisième jour approchait quand ils parvinrent à l'embouchure de la plage des Commerçants. Si elle avait été seule, Kiin aurait continué jusqu'au village même dans l'obscurité, mais Aigle parla de repos, de la nécessité d'attendre, de passer une nuit au calme afin de se préparer aux retrouvailles avec mari et enfant.

— Tu auras besoin d'avoir les idées claires au matin, expliqua Aigle. Et de beaucoup de patience pour répondre à beaucoup de questions.

Kiin approuvait, mais une voix en elle murmura : « L'homme a-t-il peur ? Croit-il que Samig le défiera au couteau ou à la lance à cause de la perte de Shuku ? » Autre interrogation plus troublante encore : « Crois-tu que le Corbeau sera là ? »

Non, se dit Kiin. S'il était venu revendiquer Takha ou défier Samig, le combat serait achevé. Le Corbeau serait déjà rentré chez lui. Il n'y aura personne sur cette plage hormis mon peuple, mon père et ma mère, mon mari et son épouse Trois Poissons. Mon fils Takha.

Au cours du périple qui la ramenait du village Ugyuun, Kiin avait essayé de ne pas penser à ses fils, mais au fur et à mesure qu'elle approchait de la plage des Commerçants, elle ne pouvait s'empêcher de songer à Takha. Elle le voyait bébé, comme s'il n'avait pas grandi depuis qu'elle l'avait laissé. Du coup elle se demanda s'il était vivant. Était-il dans les Lumières Dansantes, encore nourrisson, ne grandissant plus comme un enfant grandit sur terre ?

Et s'il était en vie, que diraient Samig et Trois Poissons à propos de Shuku ? S'ils avaient maintenu Takha bien vigoureux pour elle, que penserait Samig en s'aper-cevant qu'elle avait perdu Shuku au profit du Corbeau ?

La nuit fut interminable et Kiin, cette fois encore, ne trouva pas le sommeil, ses pensées, semblables à celles d'une femme en train de rêver, mêlant ensemble tous les morceaux de sa vie. Mais quand la première lumière du soleil parut après cette courte nuit, une fois que Petite Plante et elle se retrouvèrent dans l'ik, Kiin se sentit de nouveau déterminée — plus forte que jamais depuis sa chute dans la falaise aux oiseaux.

Pourquoi de si terribles pensées ? se demanda-t-elle. Pourquoi ne pas croire que Samig et Trois Poissons seront heureux de me voir, qu'ils m'aideront à reprendre Shuku ? Alors Kiin pagaya de toutes ses forces. Un chant flottait sur ses lèvres, maintenant le rythme de ses bras jusqu'au moment où elle aperçut le premier nuage de fumée montant des ulas. Elle renifla l'huile de phoque qui brûlait et leva enfin sa pagaie pour en pointer le bout en direction des monticules à peine visibles depuis la baie.

— Le village.

Elle mit toute sa force dans son regard, scrutant la plage et les ulas. Il y avait quelqu'un là-bas, près de l'eau, un homme avec une lance et un projecteur dans la main.

Elle observa longtemps et, avant de s'en rendre compte, elle avait crié à Petite Plante :

— Samig ! C'est Samig !

Les mots étaient autant de cris de joie qui montaient de son cœur, comme une lumière chaude et brillante.

Kiin se pencha en avant, pressa ses pieds contre le fond de l'ik, comme si cela accélérerait les choses. Elle éleva la voix et appela :

— Samig ! Samig ! Samig !

77

Premiers Hommes

Baie de Herendeen, péninsule d'Alaska

Lentement, très lentement, Samig se retourna. Il leva une main pour se protéger les yeux et demeura parfaitement immobile, comme s'il était devenu une sculpture issue du couteau de Kiin. Puis il hurla le nom de Kiin. Lâchant sa lance, arrachant le projecteur de sa main, il courut dans l'eau.

Alors, ses bras entourèrent Kiin, la tinrent contre lui, la serrèrent contre sa poitrine. Il murmura son nom, encore et encore, comme une incantation, comme une prière. Kiin sentit la puissance du cœur de Samig qui battait à travers leur parka. C'est vrai, se dit-elle. Ce n'est pas un rêve. Je suis là, avec Samig. Le Corbeau ne l'a pas tué.

Kiin repoussa les cheveux de Samig de son visage et l'éloigna doucement.

— Tu dois me lâcher autrement jamais nous ne réussirons à amener l'ik sur le rivage.

Samig obéit, attendit qu'il soit vide de tout occupant puis le tira haut sur le sable. Une fois de plus, ses bras entourèrent Kiin et Kiin se moquait de savoir qui assistait à la scène — son père ou sa mère, Kayugh ou Longues Dents. Peu lui importait ce que penseraient Aigle ou Petite Plante. Au bout d'un long moment, Samig leva le visage de la chevelure douce et noire de Kiin et s'adressa à Aigle :

— C'est ma femme.

Aigle éclata de rire puis fit signe à Petite Plante de s'approcher.

— La mienne.

Samig s'arracha à Kiin.

— Toi et moi sommes fortunés, dit-il à l'homme Ugyuun.

Il posa les yeux sur Kiin, qui y vit à la fois de la joie et des interrogations.

— Comment es-tu arrivée là ? s'enquit-il. Comment t'es-tu échappée du village Morse ?

— J'ai marché.

— Et le Corbeau ? Est-il mort ?

— Non, mais peut-être me croit-il morte.

Le cœur de Kiin se mit à battre à tout rompre, la peur lui saisit la gorge. Elle demanda d'une petite voix :

— Takha ?

Samig n'eut pas le temps de répondre que de nombreuses personnes avaient envahi la plage — Longues Dents, Kayugh et Premier Flocon, Nez Crochu et Coquille Bleue, Chagak et Baie Rouge. Tous s'agglutinaient autour de Kiin, tous riaient, les femmes pleuraient, Coquille Bleue et Kiin, mère et fille, s'étrei-gnirent avec force.

Samig observa Coquille Bleue expliquer à Kiin comment Waxtal avait été banni, écouta Kiin répondre aux nombreuses questions concernant son voyage jusqu'à la plage des Commerçants.

Samig vit Trois Poissons, légèrement à l'écart, Nombreuses Baleines sanglé dans son dos et Takha accroché à sa hanche. Samig perçut l'incertitude sur son visage, avec dans les yeux quelque chose qui ressemblait à de la peur. Il alla près d'elle et mit son bras autour de son corps plantureux.

— Tu sais que tu es toujours mon épouse, dit-il avec douceur.

Trois Poissons leva les yeux sur lui et Samig crut un instant y voir le scintillement des larmes dans ses yeux. Puis il pensa que non car les yeux de Trois Poissons étaient clairs et ses lèvres souriantes.

— Elle va vouloir voir Takha, remarqua la jeune femme.

— Oui, mais il ne la reconnaîtra pas.

— Bientôt, il comprendra.

— Trois Poissons...

Elle leva une main et posa tendrement la main sur la bouche de Samig.

— Rien n'a changé, dit-elle. Kiin a toujours été avec nous.

Alors, Samig contempla Trois Poissons se frayer un chemin parmi les gens jusqu'à Kiin.

— Takha, murmura Kiin d'une voix étranglée.

Takha détourna la tête et se cacha le visage dans la

fourrure du parka de Trois Poissons. Mais celle-ci prit le visage de l'enfant qu'elle tint contre le sien ;

— C'est ta maman, dit-elle tranquillement. Ta maman. Elle veut te voir.

Trois Poissons dénoua la lanière qui maintenait Takha à son flanc et Kiin serra le petit contre sa poitrine.

Trois Poissons alla se mettre à côté de Samig. Tous deux écoutèrent Kiin continuer d'évoquer ses pérégrinations tout en se balançant pour bercer Takha.

Puis Trois Poissons chuchota pour Samig la question qui ne lui était pas encore venue à l'esprit :

— Où est Shuku ?

— Je pourrais te donner toutes les choses que je possède, dit Samig en étendant les bras dans le cercle de son ulaq. Mais cela ne suffirait pas à te remercier de m'avoir ramené ma femme.

Aigle secoua la tête.

— Ton épouse est une femme bonne. Je ne demande pas l'équivalent et je suis désolé de ne pouvoir te ramener également ton fils.

Samig porta à ses lèvres un bol de bouillon, regarda par-dessus l'homme Ugyuun qui lui faisait face. Son teint avait cette blancheur malsaine du peuple Ugyuun. L'homme disait-il vrai ? Le Corbeau et la femme avaient-ils pris Shuku uniquement par hasard ou l'enfant avait-il été troqué ? Kiin croyait Aigle. Il suffisait de la regarder pour le savoir. Mais même si Aigle avait échangé Shuku, il avait ramené Kiin. Le Corbeau aurait donné beaucoup pour elle, aussi l'homme Ugyuun disait-il sans doute la vérité. Mais pourquoi, en possession de Shuku, le Corbeau n'était-il pas venu sur la plage des Commerçants à la recherche de Kiin ? A moins de la croire morte.

La femme Ugyuun raconta que le Corbeau n'avait pas vu Kiin et avait probablement volé l'enfant parce qu'il ne voulait pas du bébé Ugyuun qu'il avait acheté.

À ce moment, comme si la femme Ugyuun sentait les doutes de Samig, elle déclara :

— C'est à cause de ma négligence que ton fils est perdu. Je l'ai laissé quelques instants et quand je suis revenue, le fils de Dent Cassée était là sur le toit de l'ulaq à la place de Shuku.

Tout en parlant, elle avançait à petits pas vers son époux jusqu'au moment où elle eut les jambes contre son dos. Kiin, elle aussi, vint se tenir près de Samig. Trois Poissons, elle, demeura près de la cache de nourriture à trancher de la graisse durcie pour la mélanger à des baies séchées.

— Nous ne devrions rien prendre, remarqua la femme.

Mais l'homme Ugyuun objecta prestement :

— Seulement ce que ta femme a mangé pendant son séjour chez nous.

— Presque tout le temps elle a été malade. Presque tout le temps elle n'a rien avalé, remarqua la femme. D'ailleurs, elle m'a déjà offert une statuette.

Sur quoi elle tira sur une lanière pendant à son cou et désigna le guillemot sculpté qui y était suspendu.

Le visage de l'homme Ugyuun s'assombrit mais, levant les yeux sur Samig, il dit :

— Je ne demande rien, juste l'hospitalité pour la nuit et de quoi manger, pour ma femme et moi.

Alors Samig lui aussi crut ce qu'ils avaient dit. Pourquoi un homme qui aurait vendu un bébé n'exigerait rien pour le retour d'une épouse ?

— Tu auras de l'huile, de la viande et des peaux de phoque pour la fourrure, déclara Samig. Tu auras des couteaux, des paniers et des tapis de sol. Chaque fois que tu passeras par la plage des Commerçants, tu y trouveras un abri pour toi et ceux qui t'accompagneront. En nous rendant Kiin, vous êtes devenus nos frères. Si tu veux bien m'accepter comme frère...

L'homme Ugyuun sourit, sa femme aussi.

— Frères, dit-il.

Il porta alors son bol à ses lèvres et but une longue gorgée.

Au milieu des bavardages, des rires, de la foule qui emplissait l'ulaq, malgré ce que Samig éprouvait à cause de la perte de Shuku, Kiin emplissait son esprit, son nom résonnait comme un chant dans ses pensées. Kiin dans ses bras, Kiin dans sa chambre.

Il distinguait les signes de sa maladie. Ses bras étaient maigres, ses traits tirés, ses cheveux ternes. Les cicatrices laissées par sa chute dans la falaise aux œufs étaient rose vif, ses ongles arrachés n'avaient pas encore repoussé, mais il voulait tenir Kiin, laisser sa vigueur se couler en elle. Pourtant, que faire d'autre que de rester avec tous ces gens, à faire semblant d'écouter, de répondre à leurs questions ?

— Es-tu heureux ?

C'était Chagak, sa mère, les bras chargés de bols de poisson séché, de poisson fumé, d'oursins fraîchement péchés dont la coquille avait été cassée.

— Je suis fatigué, répondit Samig qui souriait pour adoucir ses paroles.

Elle commença à dire quelque chose quand un des hommes réclama à manger. Elle s'éloigna donc et Kayugh parla assez fort pour se faire entendre de tous.

— Aigle et Petite Plante vont demeurer dans mon ulaq. Je réclame cet honneur parce qu'ils ont ramené ma fille. Tout le monde devrait venir. J'ai beaucoup de nourriture.

Kayugh invita les deux Ugyuuns à le suivre. Chagak leur emboîta le pas, imitée par tous, même Trois Poissons.

Pour un temps, Samig s'affaira, ramassant les bols, arrangeant les tapis de sol. Il leva les yeux et vit que Kiin l'observait, souriant comme une mère sourirait à un haut fait de son enfant. Soudain, elle fut dans ses bras. Ses seins, encore lourds du lait de Shuku, s'appuyaient contre sa poitrine, il glissa sa main gauche sous la chaleur de sa longue chevelure et remonta jusqu'à sa nuque.

— Ma main droite, dit-il en lui montrant ses doigts repliés.

— Peu m'importe ta main, dit Kiin en pressant son ventre contre la partie d'homme de Samig.

Elle eut un petit rire doux et tendre. Il la prit dans ses bras et l'emporta dans sa chambre.

78

Dans l'ulaq de Kayugh, Trois Poissons alla tranquillement trouver chaque homme et chaque femme et leur demanda d'écouter ce qu'elle avait à leur dire.

Lorsqu'elle arriva à Chagak, celle-ci la dévisagea, essayant de voir si les yeux de la jeune femme étaient empreints de tristesse ou de colère, mais elle ne vit qu'inquiétude. Aussi attendit-elle que Trois Poissons se soit adressée à chaque habitant du village, un groupe si petit que son cœur se serra d'angoisse. Comment pou-vaient-ils continuer de vivre avec si peu de chasseurs, si peu de femmes ? Mais, se dit-elle, nous avons réussi jusqu'à maintenant, et il n'y a aucun inconvénient à occuper la plage des Commerçants.

Enfin Trois Poissons s'exprima. Ses mots sortaient avec lenteur mais avec force ; ils étaient toujours lourdement marqués de l'accent des Chasseurs de Baleines.

— Je ne suis qu'une femme, commença-t-elle, et je n'appartiens même pas à votre peuple, mais c'est moi qui dois parler car je suis l'épouse de Samig, la mère de Takha et la sœur épouse de Kiin.

Comme si ses yeux s'ouvraient pour la première fois, Chagak vit la femme que Trois Poissons était devenue, adoucie par la maternité, par ses trois fils, aguerrie par son union avec l'alananasika.

— Kiin nous arrive dans la joie parce qu'elle revient parmi son peuple. Elle nous arrive dans la peine parce qu'elle a perdu Shuku. Voici maintenant trois étés que je suis l'épouse de Samig. Je le connais. Je sais ce qu'il va faire. Il va se rendre au village Morse et combattre le Corbeau pour son fils. Samig est plus fort, maintenant, et il a appris à bien se servir de son couteau. Il pourrait tuer le Corbeau, mais ce pourrait être l'inverse. C'est bien assez que nous ayons déjà perdu un homme pour le Corbeau. Nous ne pouvons laisser Samig partir. Il a trois fils ici et nous manquons de chasseurs. S'il est tué, comment vivrons-nous ?

— Comment l'arrêter ? intervint Kayugh. Je suis son père, mais c'est lui l'alananasika. Puis-je lui dire « Tu dois rester. Tu dois permettre à un homme Morse d'élever ton fils comme le sien » ? Puis-je traiter Samig comme un gamin ?

Chagak perçut la douleur dans les paroles de son époux. Perdre un fils suffisait comme cela. Perdre Samig... cette pensée lui arracha presque le cœur.

— Si nous allons tous le trouver, si nous lui demandons tous de rester, le ferait-il ? s'enquit Longues Dents.

— Tu sais parfaitement que non, répondit Nez Crochu.

Nul ne parla. Le silence se prolongea. Chagak eut l'impression que Trois Poissons se ratatinait comme une vieille femme, qu'elle abandonnait son corps à l'autre monde. Alors, de l'extérieur du cercle, se leva Coquille Bleue. Elle attendit que tous les regards soient tournés vers elle.

Éclairée par la lampe à huile, Coquille Bleue était presque la jeune femme dont se souvenait Chagak à l'époque où Kayugh et son peuple étaient arrivés sur la plage de Shuganan. Coquille Bleue était alors la plus belle femme que Chagak ait vue. Son ventre était plein de sa fille Kiin. Son mari, Oiseau Gris — Waxtal — n'avait pas encore chassé sa joie et sa beauté à force de coups. Depuis quelques mois qu'elle était épouse de Longues Dents, toute trace de peur avait disparu de son regard. Elle mangeait à sa faim et n'avait plus à craindre d'être battue, elle ne connaissait plus la honte d'avoir un mari qui mangeait mais ne chassait pas.

— J'ai un plan, déclara Coquille Bleue en posant les yeux sur son époux Longues Dents et sa sœur épouse Nez Crochu. Le temps est passé de chasser le phoque et de déterrer des racines. Les marchands vont bientôt arriver sur cette plage.

Coquille Bleue tendit les mains, les poings joints.

— Quand viendront les Chasseurs de Morses, ajouta-t-elle, vendez-moi comme esclave.

Longues Dents bondit sur ses pieds.

— Jamais ! Pourquoi ferais-je une chose pareille ?

Se tournant vers lui, Coquille Bleue répondit :

— Je trouverai Shuku et je le ramènerai ici, chez nous. J'ai de la force. J'en suis capable. J'ai entendu le récit de la longue marche de Kiin.

— Elle a failli en mourir, objecta Nez Crochu.

— Tu n'es plus jeune. Tu ne peux parcourir une telle distance à pied, ajouta Premier Flocon.

— Mais nous ne savions pas que Kiin arrivait. Si vous savez que je suis en route, vous viendrez à ma rencontre en ikyak. Je n'aurai pas à marcher autant.

— Je ne vendrai jamais mon épouse comme esclave, répéta Longues Dents.

— Ne refuse pas, supplia Coquille Bleue. Shuku est mon petit-fils. Un jour, il sera chasseur. Je ne suis qu'une vieille femme et j'ai depuis longtemps passé l'âge de donner des enfants. Laisse-moi donner cela. En échange de ces mois de vie heureuse, sans être battue, loin des malédictions d'un mauvais mari.

Et Chagak eut l'impression que Coquille Bleue avait soudain grandi, autant qu'un chasseur qui rapporte de la viande. Si elle réussissait, si elle parvenait à leur ramener Shuku, alors, un jour, quand il serait chasseur, chaque animal qu'il ramènerait n'appartiendrait-il pas aussi à Coquille Bleue ?

Sur quoi tout le monde se mit à parler, à dresser des plans, voix fortes et voix douces discutant et suppliant tour à tour. Mais le brouhaha apporta l'espoir à Chagak, l'espoir que Shuku leur reviendrait, qu'elle aurait enfin toute sa famille autour d'elle, sur la plage des Commerçants.

Dans la chambre de Samig, Kiin et son époux ne voyaient rien, n'entendaient rien en dehors d'eux. La main abîmée de Samig caressait les seins et le ventre de Kiin tandis que l'autre décrivait lentement des cercles dans la tendre chair entre ses jambes.

Quand Samig la prit enfin, Kiin ne put retenir ses larmes. Dans l'obscurité, elle saisit le visage de Samig et s'aperçut que lui aussi pleurait ; ses joues et ses cils étaient humides. Us bougèrent ensemble et Kiin connut de nouveau la joie d'être épouse et oublia un moment la douleur de l'absence de Shuku.

Tard dans la nuit, Trois Poissons regagna l'ulaq. Elle prit son fils Nombreuses Baleines qui dormait sous son parka et le posa dans le berceau, confectionné par Samig, qu'elle suspendit aux chevrons de sa chambre. Takha était enroulé, fesses en l'air, dans sa robe de nuit. Au cours de la prochaine lune, quand il comprendrait que Kiin était aussi sa mère, il irait dans la chambre de Kiin où il resterait jusqu'à ses cinq ou six étés, âge où il pourrait dormir seul.

Il y eut le bruit d'une présence sur le toit. Bientôt, les pieds lestes de Petit Couteau descendirent le tronc d'arbre.

— Nous sommes tous là, dit Trois Poissons, tous, sauf Shuku. Et il nous rejoindra bientôt.

Elle eut un bref regard en direction de la chambre de Samig, comme si ses yeux étaient capables de percer les murs et les rideaux.

Petit Couteau l'imita et dit en souriant :

— C'est bien.

79

Peuple des Rivières

Fleuve Kuskokwim, Alaska

— Ôte ton parka. Il veut te voir, dit le Corbeau.

Queue de Lemming se releva et obéit lentement, les

bras et les mains ondoyant comme si elle dansait. Le Corbeau détourna la tête mais se révéla incapable de résister à ses mouvements d'invite. Queue de Lemming était une piètre épouse à de nombreux égards, mais elle lui manquerait au lit, soupira-t-il intérieurement.

Le Corbeau coula un regard vers Dyenen. L'homme: était assis, yeux mi-clos, mains amollies sur ses genoux Queue de Lemming déplaça ses mains le long de ses jambes. Elle balança ses bottes d'un coup de pied et défit ses jambières. Elle fit trois tours avec pour tout vêtement ses tabliers d'herbe.

— Ses jambes, remarqua Dyenen.

Il se pencha vers le Corbeau et désigna les tatouages de ronds et de triangles qui recouvraient les jambes de Queue de Lemming des genoux aux chevilles.

— Est-ce la coutume parmi les femmes Morses d: se marquer les jambes ?

— Chez certaines. Cela ajoute à leur beauté, n'est-ce pas ?

Le vieil homme leva les sourcils.

— Cela les rend-il plus fortes ? Plus fertiles ?

Ces questions agacèrent le Corbeau qui répondit :

— Qui peut dire pourquoi les femmes agissent ainsi ? Si une femme plaît à un homme, qu'importe le reste ?

— Je veux une femme vigoureuse, déclara Dyenen.

Queue de Lemming dénoua ses tabliers qui tombèrent

à ses pieds. Elle resta plantée debout, jambes écartées, hanches basculées en avant, mais Dyenen parut ne rien remarquer.

— Ne trouves-tu aucun plaisir à cela ? s'enquit le Corbeau.

Dyenen arbora un sourire de garçon sur un visage de vieillard et le Corbeau éclata de rire. Il ne devait pas oublier que Dyenen se comportait ici en marchand. Pourquoi espérer des compliments ?

— Elle est bien, dit enfin Dyenen.

Le Corbeau eut un geste de la main vers Queue de Lemming et lui dit :

— Rhabille-toi. Montre-lui les bébés.

Avant de commencer à danser, Queue de Lemming les avait installés dans l'obscurité de la demeure. Elle se tourna vers eux tout en renfilant ses tabliers, ses jambières et ses bottes.

Le Corbeau avait décidé qu'elle montrerait les petits un à un, afin que Dyenen ne remarque pas la différence. Queue de Lemming apporta d'abord Souriceau qui s'accrocha à elle. Il serra les bras autour de son cou, ses jambes autour de son corps et courba même les pieds pour l'enserrer davantage.

— C'est... commença le Corbeau en langue Rivière.

— Takha, interrompit Queue de Lemming en soutenant le regard du Corbeau.

— Takha, répéta-t-il.

Queue de Lemming tendit le nourrisson à Dyenen. Le vieil homme le prit, le tint à bout de bras avant de le rendre à sa mère.

— Demande-lui de lui ôter son parka et ses jambières, dit Dyenen au Corbeau.

Le Corbeau claqua des doigts vers Queue de Lemming.

— Déshabille-le.

La jeune femme s'assit et installa l'enfant sur ses genoux pour le mettre à nu. Puis elle lui lissa les cheveux en arrière et le dressa sur ses jambes déjà musclées. Le petit se tint un moment debout puis retomba sur le derrière. Il leva les yeux sur Dyenen puis sourit et applaudit. Dyenen s'assit et lui tendit les bras. Le bébé rampa jusqu'au vieil homme et se leva en s'aidant des bras de Dyenen.

— Bien. Voyons le frère, dit-il.

Le Corbeau eut un bref regard pour Queue de Lemming qui suggéra :

— Je ferais mieux de rhabiller Souriceau.

— Elle veut d'abord rhabiller celui-ci, expliqua le Corbeau qui entama immédiatement une conversation sur la pêche au saumon et les chasses au poisson de l'été.

Le village croulait sous les filets à poissons pleins de bandes rouges de saumons au séchage.

Dyenen leva finalement une main pour interrompre ce flot de paroles puis, se relevant, quitta la demeure en disant :

— Je reviens tout de suite.

Le Corbeau se pencha pour observer le vieil homme ramper dans le tunnel puis, se tournant vers Queue de Lemming, il demanda :

— Le bébé Ugyuun, il dort ?

— Je lui ai donné la médecine que tu as eue de Grand-mère et de Tante. Il a dormi toute la journée.

— Parfait.

Ils attendirent en silence le retour de Dyenen.

Le vieillard revint les mains pleines de saumon séché. Chaque poisson était ouvert dans le sens de la longueur et les deux moitiés ne tenaient que par la queue. La chair avait été entaillée à cinq ou six reprises mais tenait encore à la peau. Dyenen tendit un poisson au Corbeau et un à Queue de Lemming, puis s'assit et commença à manger.

Le Corbeau observa le vieillard et l'imita, arracha une bouchée avant de la porter à sa bouche. La chair était sèche au bord mais encore moelleuse au milieu.

— Qu'elle amène l'autre bébé, fit Dyenen.

Le Corbeau fit un signe à la jeune femme qui avait commencé à manger. Elle posa son poisson en soupirant et alla chercher le bébé qu'elle ramassa pour le tendre à Dyenen.

— Il dort.

— J'en suis désolé, ajouta le Corbeau. Le voyage jusqu'ici a dû l'épuiser.

Dyenen scruta l'enfant et ses yeux se posèrent sur le Corbeau :

— Il s'appelle ?

— Shuku.

— Shuku, répéta Queue de Lemming.

— Ôte-lui son parka ; laisse-moi voir ce garçon, ordonna Dyenen.

— Déshabille-le, dit le Corbeau qui fronça les sourcils en remarquant que sa femme hésitait.

Elle finit par poser l'enfant entre eux, sur le sol, repoussa Souriceau d'une main tandis qu'il se penchait pour mettre les doigts sur le visage de l'enfant endormi.

— Ses vêtements sont différents, remarqua Dyenen à l'adresse du Corbeau.

— Cadeau d'un commerçant, répondit le Corbeau qui ajouta en langue Morse pour Queue de Lemming : Tu as bien négocié pour le parka de Shuku.

Queue de Lemming fit signe qu'elle avait compris mais garda la tête baissée. Elle tendit l'enfant nu à Dyenen.

— Il est plus gros, nota ce dernier.

— Kiin dit qu'il mange davantage, répondit le Corbeau. Il est aussi plus costaud. Quand il est réveillé.

Le Corbeau se mit à rire et se pencha pour poser une main sur la tête du bébé mais quand il dévisagea l'enfant, quelque chose comprima son cœur.

Shuku, le fils de Kiin !

Pendant un moment, le Corbeau ne réussit pas à penser, ni à parler. Soudain, sa gorge se bloqua, il s'étouffa, sans parvenir à avaler le poisson qu'il avait dans la bouche. Il toussa, toussa, jusqu'à ce que Queue de Lemming laisse le bébé pour venir lui taper dans le dos des deux mains. Il se calma enfin, inspira en tremblant et se leva.

Une fois encore il regarda le bébé. C'était Shuku, sans le moindre doute. Comment était-ce possible ? Kiin était-elle revenue au village Morse pour donner son fils à Queue de Lemming ? Non, quelqu'un l'aurait prévenu. Un des chasseurs Morses aurait-il trouvé Shuku vivant ? Non, car là encore on l'aurait averti. Et si Shuku avait été trouvé par un Ugyuun ? Peut-être, avant leur départ, le père Ugyuun avait-il décidé de garder son propre fils et de leur donner Shuku à la place.

Non, songea le Corbeau. Kiin devait être vivante. Elle devait être au village Ugyuun. D'une façon ou d'une autre, Queue de Lemming s'en était aperçue et avait pris Shuku... Pourquoi ne lui avait-elle rien dit ? Le Corbeau connaissait la réponse. Queue de Lemming n'était pas idiote. Elle savait que dans ce cas il l'aurait donnée aux Ugyuuns contre Kiin. Alors pourquoi prendre Shuku ? Pourquoi risquer la colère du Corbeau ? Croyait-elle que Shuku détiendrait les pouvoirs de sa mère, suffisamment pour aveugler le Corbeau et assurer sa sécurité chez les Rivières ?

— Étranges esprits, murmura Dyenen, en pointant du doigt la gorge et la poitrine du Corbeau.

— Alors, fit le Corbeau d'une voix affaiblie. Ces bébés, cette femme, tu aimes ? s'enquit-il après s'être éclairci la gorge.

Dyenen était assis sans bouger. Il répondit enfin :

— Toutes ces choses sont bonnes, mais je veux la voir sculpter.

Tandis que Queue de Lemming rhabillait Shuku, le Corbeau demanda au vieil homme :

— Tes hommes ont-ils apporté mes paquets ? Les outils de Kiin s'y trouvent.

Dyenen désigna le coin le plus reculé de la demeure.

— Tout est rangé sous les peaux de caribou. Mes femmes savent ce qui t'appartient.

Le Corbeau fouilla dans ses affaires et finit par repérer le paquet contenant les couteaux : un couteau de femme à la lame émoussée pour le polissage, un couteau courbe à petite lame pour les détails, un burin et un foret pointu. Il avait pris soin d'emballer de vieux couteaux. Kiin avait longtemps sculpté. Ses outils devraient montrer qu'ils avaient été bien utilisés.

Il s'empara aussi d'un panier ayant appartenu à Kiin. Il était rempli de bois, d'ivoire, ainsi que de quelques figurines qu'elle avait commencé de façonner. Il posa le tout à côté de Queue de Lemming. Elle avait les deux enfants sur les genoux. Souriceau tétait, Shuku dormait toujours. Le Corbeau fixa Shuku du regard.

La vue de ce visage le rendit mal à l'aise. Quels esprits y étaient à l'œuvre ? Comment une telle chose pouvait-elle se produire ? Il avait maintes questions à poser à Queue de Lemming. Elle aurait intérêt à fournir de bonnes réponses.

— Sculpte, ordonna-t-il.

— Les bébés sont en train de manger.

— Seulement Souriceau.

Sur quoi il lui prit l'enfant des mains. Le garçon tendit les bras à sa mère en pleurnichant. Bientôt, il hurlait.

— Je vais le prendre, proposa Dyenen.

Le Corbeau lui tendit l'enfant. Dyenen prit un morceau de poisson qu'il plaça sur la langue de Souriceau. Le bébé referma la bouche et ouvrit des yeux ébahis. Il cessa de pleurer, fourra ses mains dans sa bouche, en ressortit le poisson qu'il regarda avant de lécher ses doigts.

Queue de Lemming prit les couteaux de Kiin. Ses mains tremblaient et le Corbeau espéra que Dyenen ne s'en apercevrait pas. Mais pourquoi s'inquiéter ? Même la vraie Kiin tremblerait sûrement s'il lui fallait sculpter pour gagner un époux.

Queue r de Lemming fouilla dans les morceaux d'ivoire. A chaque mouvement de ses mains, la poitrine du Corbeau se serrait. La sueur lui dégoulinait sous les bras. Il avait tout rangé en ordre bien précis. Si elle n'y prenait pas garde, leur plan serait anéanti.

Mais non, elle sortit le bon — un long éclat de défense de morse, à peine façonné, brun et décoloré sur une face. Elle hésita un moment, le couteau immobilisé au-dessus de la défense. Puis elle ôta une fine boucle d'ivoire.

Le Corbeau lui avait fait répéter pendant les soirs quand ils avaient campé. Ce n'était pas difficile, il fallait seulement des mains sûres et de la patience. Mais Queue de Lemming était tout sauf patiente et le Corbeau avait encaissé ses doléances. En la voyant travailler, il se rappelait ses récriminations. Il devait éloigner le souvenir de leurs ébats, le regret de ne plus l'avoir sous lui dans sa robe de nuit.

Queue de Lemming cligna deux fois des yeux vers lui et le Corbeau se pencha devant Dyenen pour lui boucher la vue. Le Corbeau parla au bébé qui jouait sur les genoux du vieil homme. Ils n'avaient pas pensé que Souriceau les aiderait à distraire Dyenen, mais il leur facilitait la tâche et, quand le Corbeau se redressa, Queue de Lemming avait entre les mains un autre morceau d'ivoire, sculpté par Kiin, l'ébauche d'un phoque ou d'un lion de mer.

Queue de Lemming avait gardé la tête penchée sur son ouvrage. Ses cheveux pendaient depuis qu'elle avait dansé et retombaient sur son visage et ses mains, masquant en partie ce qu'elle faisait. Elle finit par regarder de nouveau le Corbeau et lui faire deux clins d'œil. Le Corbeau se leva, s'étira et proposa à Dyenen :

— Nous devrions faire un tour. Nous avons besoin de sortir voir les étoiles.

— Je veux regarder, fit Dyenen en refusant d'un signe de tête.

Queue de Lemming leva sur le Corbeau des yeux interrogateurs. Il ne put que secouer la tête et espérer qu'elle trouverait un moyen de procéder à l'échange. La différence entre ce bout d'ivoire et le suivant était trop grande pour courir le risque de les intervertir quand le vieil homme était dans la pièce. Queue de Lemming demeura longtemps tête inclinée jusqu'à ce que le Corbeau remarque :

— Tu vois bien qu'elle sculpte, mais tu ne peux espérer qu'elle achève une figurine en une soirée.

— Alors nous attendrons la nuit.

— Dyenen dit que nous attendrons la nuit, répéta le Corbeau, quel que soit le temps que cela te prendra.

— Dis-lui que je dois nourrir mon fils — mes fils.

— Elle doit nourrir les bébés, dit le Corbeau au vieil homme.

— Pourquoi ? s'étonna Dyenen.

Il referma ses mains autour de Souriceau et le fit sauter sur ses genoux. Souriceau poussa des cris joyeux.

— Celui-ci mange du poisson, objecta alors Dyenen. Et l'autre dort.

— Il dit qu'ils n'ont pas faim.

Queue de Lemming posa ses outils et soupesa ses seins.

— J'ai trop de lait, cela me fait mal.

Le Corbeau se contenta de désigner la poitrine de sa femme, sans mot dire.

Dyenen rejeta la tête en arrière et marmonna quelque chose que le Corbeau ne comprit pas, puis tendit Souriceau à sa mère. Prenant son petit, elle gagna en hâte le recoin à l'écart des hommes où elle s'appuya contre les sacs de troc du Corbeau.

— Marcherons-nous ? demanda le Corbeau, sentant son cœur s'alléger quand le vieil homme se hissa sur ses pieds.

— Et parlerons-nous de marchand à marchand ?

— Oui, répondit le Corbeau qui sortit le premier dans l'air froid de la nuit.

80

Queue de Lemming nourrit Souriceau et tenta par la même occasion d'arracher Shuku à son lourd sommeil.

— Que m'as-tu donné, vieille femme ? dit-elle à voix haute. Il dort trop longtemps. Le vieillard saura que quelque chose ne va pas.

Elle se pencha sur Shuku. Le souffle de l'enfant était si ténu qu'elle craignit un instant qu'il ne respire pas. Mais, posant le doigt sur son cou, elle sentit le battement de son cœur. Soupirant de soulagement, elle prit Shuku et plaça son téton entre ses lèvres avant de presser son sein pour en faire jaillir le lait.

— Bois, bébé, bois.

Enfin, Shuku commença à téter.

Les petits dans les bras, elle regagna l'endroit aux outils. Elle cacha l'ivoire à demi sculpté au fond du panier et en extirpa le troisième morceau. La tête et les yeux d'un phoque la regardaient. Elle se servit du couteau de femme émoussé pour polir l'ivoire, pressant doucement le tranchant de la lame sur la poitrine de la figurine.

— Ce n'est pas difficile, Kiin, dit-elle. Tu nous as fait croire que tu avais des pouvoirs spirituels spéciaux. Ha ! Je sculpte aussi bien que toi.

Mais son couteau glissa et entailla l'ivoire. Alors Queue de Lemming se tut, se mordit la lèvre inférieure et travailla plus lentement.

— Elle est belle, ainsi que je te l'avais dit, fit le Corbeau.

— Oui, Saghani. Mais un des enfants. Il dort trop. Est-il malade ?

— Non, il est plus grand et plus fort que Takha.

Le Corbeau leva les yeux, sur toutes les belles habitations du village Rivière. Le vieil homme reprit la parole et, si le Corbeau s'efforçait d'écouter avec attention, son esprit vagabondait. Le choc d'avoir découvert que Shuku était vraiment Shuku recouvrait ses pensées comme un épais brouillard.

— Saghani... Saghani ?

La main du vieil homme s'approcha du bras du Corbeau et resta en suspens comme s'il voulait le toucher pour attirer son attention.

— Je suis désolé, dit le Corbeau. Je n'ai pas entendu. Mon esprit erre. Abandonner cette femme et ses fils n'est pas une décision facile. Elle a beaucoup de valeur pour notre peuple.

Dyenen hocha la tête sans répondre. Il dirigea ses pas en cercle autour du village, ralentissant lorsqu'ils arrivèrent aux réserves regorgeant de nourriture et aux claies de séchage.

Il dit enfin :

— C'est un bon endroit pour les enfants.

— Oui.

— Une femme s'y ferait de nombreuses amies et n'aurait jamais faim.

— Oui.

— Nous sommes également d'accord qu'à ma mort, les deux fils retourneront chez les Chasseurs de Morses et que la femme fera comme elle voudra. Mais les fils qu'elle me donnera resteront avec le Peuple des Rivières.

— Oui.

— Alors, marché conclu.

— Et tu me diras les secrets de l'appel des animaux, les incantations et les prières et les temps de jeûne, dit le Corbeau. Tu me diras comment appeler les esprits de façon que leurs voix retentissent dans mon village et que leur présence se fasse entendre dans les murs de ma demeure.

— Toutes les choses ne sont pas ce qu'elles semblent. Nous voyons des étoiles chaque nuit, qui sait ce qu'elles sont ? Pour certains, ce sont les feux des morts, pour d'autres, ce sont les esprits créateurs de cette terre. Les femmes appellent les étoiles d'une façon, les chasseurs d'une autre. Quand j'ai accepté ce marché, j'ai accepté de te dire que faire. Je ne puis dire ce que feront les esprits.

— Quel homme ne comprend cela ? fit le Corbeau, contrarié une fois de plus par les nombreuses paroles du vieillard.

— Nous devrions rentrer, remarqua Dyenen.

— Quand m'enseigneras-tu ?

— Nous commencerons demain.

— Combien de temps cela prendra-t-il ?

Dyenen entama le chemin du retour. A l'entrée du tunnel, il leva les yeux sur le Corbeau.

— Quatre jours avec moi, puis le reste de ta vie.

Le Corbeau ne broncha pas. Quatre jours ici. Il lui

faudrait tenir Queue de Lemming et les bébés à Pécari, de Dyenen. Shuku ne dormirait certainement pas quatre: jours.

A l'intérieur, Queue de Lemming polissait la figurine avec un morceau de pierre ponce. Elle tint l'ivoire façon que les hommes puissent voir.

— J'ai fait vite mais, quand même... dit-elle.

Le Corbeau traduisit.

— C'est bien, surtout pour quelque chose d'aussi vite fait, dit Dyenen.

Il proposa encore à manger au Corbeau, qui refusa d'un signe de tête. Dyenen prit un morceau de poisson, le mangea et alla trouver les bébés. Il se pencha sur eux. Shuku dormait toujours mais Souriceau était éveillé, et jouait avec ce qui lui tombait sous la main. Il se redressa et dévisagea Dyenen. Le vieil homme émit un petit l ire réjoui et prit Souriceau sur ses genoux. Il parla long.ie-ment à l'enfant en langue Rivière avant de le reposer à côté de sa mère.

Dyenen prit ensuite Shuku, endormi, lui caressa le visage, les bras et les jambes avant de le reposer sur la robe de fourrure sur laquelle il dormait. Après quoi il s'en alla sans un mot pour le Corbeau ou Queue de Lemming.

Celle-ci leva les yeux sur son mari, qui haussa les épaules.

— Il dit qu'il va me former pendant quatre jours, après quoi le marché sera conclu. Tu restes ?

Queue de Lemming sourit avec lenteur.

— Je reste.

Le Corbeau désigna Shuku.

— Où l'as-tu eu ?

— Chez les Ugyuuns, dit-elle en jetant un coup d'oeil au tunnel d'entrée.

Le Corbeau se pencha mais ne vit personne.

— Il est parti.

Queue de Lemming se mordit les lèvres.

— Il est peut-être dehors, remarqua le Corbeau en s'approchant. Parle doucement.

— Mais il ne comprend pas notre langue.

— Ne juge jamais selon ce que tu es.

Queue de Lemming éclata de rire.

— C'est donc ta sagesse ? Comment puis-je juger autrement ? Qu'est-ce que je connais d'autre que moi-même ?

La colère, acérée comme une aiguille, s'empara du Corbeau. Il referma la main sur le poignet de Queue de Lemming.

— Je suis en train de sculpter, dit-elle.

Le Corbeau eut un sourire narquois qui fit rougir Queue de Lemming.

— Qu'est-il arrivé au bébé Ugyuun ? s'enquit le Corbeau dans un souffle.

— Je l'ai échangé contre l'autre. Shuku était assis dehors, sur le toit d'un ulaq. Je l'ai vu et j'ai interverti.

— Sans me dire que c'était Shuku.

— Je ne le savais pas. Il était enveloppé dans un parka à capuchon. J'avais peur d'être surprise alors j'ai fait vite. Nous étions en mer depuis longtemps quand j'ai regardé son visage.

— Où est Kiin ?

— Comment le saurais-je ? C'est toi qui m'as affirmé avoir trouvé son ik. C'est toi qui as affirmé qu'elle était morte. Elle a prétendu se rendre chez le Peuple des Rivières pour te retrouver.

— Tu n'aurais pas dû l'obliger à quitter notre demeure.

— Ce n'était pas moi, objecta-t-elle en libérant son poignet qu'elle mit sous le nez du Corbeau pour lui montrer la marque rouge de ses doigts.

— Tu mérites bien pire, dit le Corbeau.

— J'ai eu bien pire, rétorqua-t-elle en élevant brusquement la voix. Tu me vends à un vieillard, tu m'obliges à vivre au milieu d'inconnus. Tout le village pue le poisson. Les chiens pourraient s'attaquer à Souriceau.

— Rentre avec moi au village Morse, dit le Corbeau qui ricana en voyant Queue de Lemming détourner le visage. Mais ne va pas prétendre après que tu es punie. Kiin l'a été. Pour rien. C'était une bonne épouse. Une femme vigoureuse. Elle m'aurait donné de nombreux enfants. Es-tu certaine de ne pas l'avoir vue au village Ugyuun ?

— Je te l'ai déjà dit !

— Alors comment Shuku était-il arrivé là ?

— Peut-être n'est-ce pas Shuku mais juste un enfant qui lui ressemble.

— Deux enfants qui sont exactement pareils ? Même Shuku et son frère Takha n'étaient pas semblables à ce point.

— Tous les Premiers Hommes se ressemblent.

— Je vais retourner chez les Ugyuuns dès que je m'en irai d'ici.

Il avait parlé avec tant de calme que Queue de Lemming se pencha vers lui :

— Tu dis ?

Le Corbeau désigna Shuku.

— Je dis, « Combien de médecine lui as-tu donné ? »

Queue de Lemming le regarda avec surprise.

— Ce que tu m'as dit. C'est toi qui as obtenu la médecine de Grand-mère et de Tante. Leur as-tu précisé que c'était pour un bébé ?

Le Corbeau ferma les yeux puis souffla de l'air par le nez.

— Bien sûr que non ! Elles auraient posé un tas de questions.

— Tu aurais pu leur raconter que Souriceau n'arrivait pas à dormir.

— Mieux valait ne pas leur parler de bébés. Qui sait ce qu'elles voient dans leurs rêves ?

— Si je lui en ai donné trop, ça va lui faire du mal ? s'inquiéta Queue de Lemming.

— Ça va seulement le faire dormir, répondit le Corbeau sans savoir.

Pourquoi lui donner d'autres sources d'inquiétude et de colère ?

— Combien de temps ?

— Cette nuit. C'est tout. Assez pour que le vieil homme ne voie pas de trop près la différence entre les deux enfants. Ils devraient se ressembler davantage, le bébé Ugyuun était à peu près de la taille de Souriceau.

— Et tu crois que le vieil homme n'aurait pas remarqué que l'enfant était maudit par un esprit ? Qu'aurais-je fait, alors ? Sa colère aurait été contre toi, mais c'est moi qui aurais dû l'affronter.

— Tu mens à merveille.

— Souriceau est grand. Il pousse de jour en jour. Il rattrapera bientôt Shuku.

— Il n'y a pas que la taille, objecta le Corbeau. Shuku va parler plus tôt. Et il marche déjà.

— Tu crois que les bébés font tout au même âge ?

— Tu crois que le vieil homme...

Entendant du bruit dans le tunnel d'entrée, le Corbeau s'interrompit. C'était la plus jeune épouse de Dyenen.

Un bébé dans un sac de portage était sanglé dans son dos.

— Mon époux dit que tu dois maintenant te rendre dans la demeure des commerçants pour y passer la nuit. Toi et la femme. Tu dois revenir ici demain matin.

Elle observa Queue de Lemming en plissant les yeux.

Queue de Lemming leva la main gauche qui tenait la figurine qu'elle fit tournoyer puis elle releva la tête. Elle sourit, regarda le Corbeau et désigna la femme.

— Qu'a-t-elle dit ?

— Que nous devions aller dans une autre demeure pour la nuit.

— On est bien ici.

— L'affaire n'est pas encore tout à fait conclue. Tu ne peux rester avec Dyenen.

— Le vieil homme va rester ici ?

— C'est chez lui.

— C'est la plus belle demeure du village.

— Oui.

— Alors je reste.

Le Corbeau haussa les épaules.

— Que m'importe ? C'est toi qui sculpteras pour lui cette nuit. C'est toi qu'il interrogera sur les bébés.

Queue de Lemming hésita un moment puis posa la statuette dans le panier, rassembla ses outils en un paquet qu'elle tendit à l'épouse de Dyenen, puis désigna les deux bébés.

— Je ne peux pas tout porter.

— Elle te demande de l'aider, dit le Corbeau à l'épouse de Dyenen qui le fit à contrecœur.

Ils la suivirent dans le logement des commerçants. Le Corbeau n'écouta pas la voix geignarde de Queue de Lemming, qui se plaignit de l'exiguïté du lieu, de la fumée, des moustiques qui bourdonnaient dans les coins sombres à l'écart de la fumée.

Dyenen attendit de voir le Corbeau et la femme partir. Qu'elle soit la femme du Corbeau, il n'y avait aucun doute. Leur entente était manifeste, ils se répondaient d'un mot, d'un battement de cil, d'un hochement de tête. Il n'était pas rare qu'un homme troque sa femme, surtout contre les pouvoirs que le Corbeau supposait acquérir. Mais deux fils ? Deux fils issus de la même naissance ? Ça, non.

Dyenen émit un petit rire sarcastique. Le Corbeau était un sot. Tout le monde pouvait constater que les bébés n'étaient pas les siens. Souriceau avait beaucoup de la femme, mais l'autre ne ressemblait à aucun des deux. Assurément, ces garçons n'étaient même pas frères. Ils avaient environ six à huit lunes d'écart. Dyenen n'avait pas été béni de fils, mais il avait eu beaucoup de filles. Garçons ou filles, les bébés grandissaient à peu près de la même façon — s'asseoir, se tenir debout, ramper, marcher. Souriceau — Takha — rampait et c'était un garçon costaud, que tout homme serait heureux d'appeler son fils. L'enfant endormi, celui qu'on appelait Shuku, marchait. Les semelles de ses jambières étaient usées et il y avait un trou à un orteil.

Le vieil homme rit de nouveau. N'empêche — une bonne épouse — une qui sculptait — et deux garçons. Ce n'était pas un troc catastrophique, surtout si l'on considérait ce qu'il céderait à Saghani en échange.

Les incantations étaient sacrées, mais il ne donnerait pas les plus sacrées. Un homme devait les trouver par lui-même, par la recherche, la prière et le jeûne.

— D'ailleurs, chuchota Dyenen, les choses de l'âme ne s'échangent pas contre des sacs de viande séchée, d'huile de phoque ou contre des parkas brodés. Quand un homme parvient finalement en ce lieu où il respecte les esprits, les marchandises ont bien peu d'importance dans sa vie.

Il donnerait donc à Saghani quelques incantations, un chant qu'il avait lui-même acheté à un autre chaman, quelques connaissances sur les animaux et le secret des voix. Ces quelques choses valaient une épouse forte, qui sculptait et pourrait lui donner des fils.

81

Le premier jour, le Corbeau apprit les chants et les incantations. Le deuxième jour, il écouta les vieux du village évoquer pour lui les nombreuses connaissances qu'ils avaient acquises sur les animaux au cours des années où ils avaient chassé. Ces deux jours-là, il passa beaucoup de temps à écouter Dyenen dire peu de choses en beaucoup de mots. Mais le troisième jour fut le jour qu'attendait le Corbeau. Ce jour-là, Dyenen lui enseignerait l'appel des voix.

C'était le matin, pourtant les nuages obscurcissaient le jour. Dans la demeure de Dyenen, même le foyer était incapable d'arracher l'humidité glacée de l'air. Le Corbeau s'emmitoufla bien serré dans son manteau de plumes et n'émit aucune plainte.

Dyenen était uniquement vêtu d'un pagne et de jambières. Sa poitrine et son ventre étaient blancs comparés à son visage brun et buriné. Il portait pour tout ornement une amulette de peau de poisson décorée avec les plumes blanches et grises d'un colapte doré.

Dyenen fit signe au Corbeau de s'asseoir près de lui. Celui-ci s'assit.

— Ferme les yeux.

Le Corbeau ferma les yeux et, dans le silence, il retint son souffle ; il attendait, écoutait. Alors les voix arrivèrent — douces et fortes, vieilles et jeunes, mâles et femelles. Certaines parlaient une langue, certaines une

autre, si bien que le Corbeau n'aurait pas été surpris, s'il avait ouvert les yeux, de découvrir une demeure pleine de gens. Mais lorsque Dyenen lui dit de regarder, elle était vide. Pourtant, le Corbeau était sûr d'éprouver la plénitude des esprits se pressant de tous côtés.

Les murs tremblèrent, une fois, deux fois, puis Dyenen se tourna vers le Corbeau.

— Ils sont partis.

Le souffle du Corbeau revint, en petites respirations courtes et rapides. Ses bras tremblaient autant que les murs. Un homme qui détenait le pouvoir d'appeler les esprits pouvait posséder toutes choses sur terre.

— Ramène-les, chuchota le Corbeau.

Le vieil homme éclata de rire.

— Tu ne peux pas ?

— Je le peux chaque fois que je le veux.

— Existe-t-il un danger de malédiction ?

— Seulement si tu le mérites, Saghani.

— Je n'ai rien fait qui mérite que je sois maudit, rétorqua le Corbeau après réflexion.

— Saghani, tous les hommes méritent d'être maudits. Tous les hommes ont fait du mal à d'autres hommes. Tous les hommes ont agi avec désinvolture. Tous les hommes ont agi avec égoïsme. Quel homme, lorsqu'il a le ventre vide, a la moindre pensée pour autrui ?

— Pourquoi est-ce si terrible de vouloir se remplir la panse ? demanda le Corbeau.

— Saghani, la plupart des hommes ont tant de bouches à nourrir...

Des mots, encore des mots, pensa le Corbeau en soupirant.

— Rappelleras-tu les esprits ?

— Écoute.

Dyenen porta alors les mains à ses oreilles et hocha la tête. Alors, le Corbeau aussi entendit la voix tranquille d'un enfant qui s'exprimait en langue Rivière.

— Je suis Shuku.

Le Corbeau eut la gorge nouée et mal au ventre.

— Appelle quelqu'un d'autre, dit-il d'une voix affaiblie.

— Je suis Shuku, répéta la voix. Pourquoi dis-tu que Souriceau est mon frère ?

— Quel est cet esprit ? demanda le Corbeau après une profonde inspiration, donnant de la force à ses mots comme s'il n'avait pas peur.

— A ton avis ?

A quel point Dyenen était-il proche des esprits ? Est-ce qu'ils allaient et venaient à son gré ?

— Tiens, sens, fit Dyenen.

Sur quoi il s'empara de la main du Corbeau qu'il posa sur sa gorge. Puis il dit des paroles de politesse comme si les deux hommes se voyaient pour la première fois. Le Corbeau sentit la vibration des mots dans la gorge du vieil homme.

Puis la voix de Shuku revint. Elle appelait depuis le trou de fumée, comme si l'enfant était agenouillé en haut de la demeure en peau de caribou. Au début, le Corbeau ne pensa qu'aux paroles de Shuku, mais il s'aperçut bientôt que sa main, qui n'avait pas quitté la gorge de Dyenen, sentait toujours les vibrations des mots et que la voix de Shuku émanait de la gorge du vieillard.

Le soulagement, puis la colère le gagnèrent jusqu'au moment où un petit rire monta en lui pour éclater, dominant tout.

— C'est une ruse, murmura-t-il.

— C'est une ruse. Ruse pour ruse.

Le Corbeau rit tant qu'il en eut mal au ventre et que des larmes jaillirent de ses yeux.

— Le sac de médecine était le véritable pouvoir, ajouta Dyenen.

Mais le Corbeau, s'essuyant les yeux, se contenta de répondre :

— Montre-moi.

— Il va falloir que tu t'exerces pendant de longues journées, tout seul.

— Je me suis déjà engagé à jeûner en quête de visions.

— Ce n'est pas la même chose.

— C'est plus difficile, répondit le Corbeau.

— Non. Il est plus difficile de jeûner et de prier. Écoute. Quand un homme parle, il ouvre grand sa gorge pour laisser sortir les mots. Pour faire ce que je fais, tu dois garder la gorge serrée, la pincer pour que les mots s'échappent lentement. La bouche est presque fermée et la langue maintenue en arrière. Elle ne bouge pas, sauf l'extrémité de la pointe. Comme cela — il mit une main autour de son cou — elle est très serrée. Plus tu veux que la voix arrive de loin, plus tu dois serrer la gorge.

Le vieil homme posa une fois encore la main du Corbeau sur sa gorge et parla d'une voix fine et lointaine.

— Tu sens ? Essaie, maintenant.

Le Corbeau posa sa main sur sa gorge, plissa la bouche et rentra sa langue en arrière. Puis il laissa les mots sortir lentement.

Dyenen pencha la tête sur le côté et écouta.

— Non, mais tu approches du but. Si tu continues à travailler, tu pourras faire les voix. Aujourd'hui et demain nous nous entraînerons ensemble.

— Et tu m'apprendras à faire bouger les murs ?

Dyenen émit un gloussement et souleva le tapis de

sol sur lequel il était assis. Le Corbeau vit quatre ficelles assemblées comme les rayons d'une toile d'araignée. Dyenen glissa une main sous le nœud et tira. Les murs de la demeure tremblèrent doucement.

— Les ficelles sont reliées aux pieux à cet endroit où je suis assis.

Une fois encore, le Corbeau éclata de rire.

— Encore une ruse. Est-il pouvoir supérieur à celui-là ? De cette façon, un homme voit ce qu'il ne voit pas et croit ce qui n'est pas vrai.

— C'est parfois nécessaire, remarqua Dyenen.

— Certains hommes penseraient différemment.

— Et toi ?

— Je pense que tout ce qui me donne du pouvoir est nécessaire.

82

Premiers Hommes

Baie de Herendeen, péninsule d'Alaska

Les commerçants arrivèrent, des villages Premiers Hommes et des demeures des Chasseurs de Morses, des rivages de la Grande Rivière et des tribus intérieures du Peuple des Caribous. Ils vinrent, emplissant la plage de leurs marchandises, constellant le ciel de leurs clameurs.

Premier Flocon parlait à chaque groupe du Peuple Morse, demandant de quel village ils venaient, quel chaman était le leur. Il finit par trouver des hommes du village du Corbeau. Ils étaient trois, accompagnés d'une femme. Chagak se les rappelait, surtout le plus grand, Chasseur de Glace, qui avait empêché Samig de combattre le Corbeau. Du coup, Chagak cessa d'avoir peur pour Coquille Bleue. Chasseur de Glace était un homme bon, juste, même dans ses transactions avec les marchands des autres tribus.

Elle s'approcha discrètement quand Premier Flocon discuta avec les hommes. Trois Poissons et elle travaillaient ensemble, offrant des bols de bouillon bien chaud aux commerçants qui étaient assis derrière leurs étala-ges ; en effet, le vent soufflait de la mer, froid, porteur d'une brume qui transperçait tout.

— Une poignée de perles de coquillage pour ta nourriture, appela un marchand.

Trois Poissons plongea un récipient dans la peau de cuisson que Chagak portait, tendit le bouillon au marchand et prit les perles.

Chagak se tenait debout avec la peau de cuisson, aussi près que possible de Premier Flocon, essayant de discerner les paroles que n'emportait pas le vent.

— Une femme bien que j'ai ramenée de chez les Ugyuuns, dit-il.

Chasseur de Glace marmonna une question que Chagak n'entendit pas, mais elle entendit une partie de la réponse de Premier Flocon.

— ... tu sais qu'elles ne peuvent nourrir...

Puis ce fut tout.

— Combien ? demanda Chasseur de Glace.

Chagak savait que Premier Flocon ne fournirait pas

de réponse rapide. Le troc risquait de prendre la journée et elle ne pouvait rester plantée là à écouter. Il y avait trop à faire. Alors, quand tous les marchands furent rassasiés, elle rentra avec Trois Poissons, qui retrouva l'ulaq de Samig où Kiin veillait sur Takha et Nombreuses Baleines.

Chez Kayugh, Chagak prit son matériel à couture mais ses doigts refusèrent de travailler. Les points qu'elle faisait étaient comme ceux d'une enfant, pas plus beaux que ceux de Mésange. Elle se décida à abandonner son ouvrage pour se rendre chez Longues Dents. Nez Crochu et Coquille Bleue s'y tenaient, travaillant, cousant, bavardant, riant, comme si les hommes étaient seulement partis chasser alors qu'ils étaient en train de vendre une épouse comme esclave.

Longues Dents vint trouver Kayugh et lui fit signe de le suivre. Ils se dirigèrent ensemble à l'écart du village, loin du tohu-bohu, s'enfonçant dans un bosquet d'arbres et où le bruissement des feuilles sous le vent couvrirait leurs voix.

— Ils vont l'emmener ? demanda Kayugh.

— Oui, répondit Longues Dents. Ils ne voulaient pas, mais une fois que Premier Flocon l'a amenée, une fois qu'ils l'ont vue...

Kayugh posa la main sur l'épaule de l'homme. Combien de fois, au cours de leurs expéditions, la rapidité et la force de Longues Dents l'avaient-elles protégé ? Combien de fois avait-il fait de même pour Longues Dents ? Pourtant, aujourd'hui, Kayugh ne trouvait pas de mots. Rien ne pouvait expliquer le lien qui unissait deux compagnons. Finalement, il serra le poing, le pressa contre sa poitrine.

— Ici, comme une lance...

Longues Dents hocha la tête.

— Je ne veux pas qu'elle s'en aille.

Et sa voix se brisa comme une vague sur les rochers.

— Permets-lui d'accomplir ce geste. Chaque fois que tu pars à la chasse, crois-tu que ce soit facile pour elle ? Crois-tu être diminué parce que ta femme est forte ? C'est grâce à toi qu'elle l'est devenue. N'oublie pas ce qu'elle était du temps de Waxtal.

Longues Dents s'assit sur ses talons et fit couler du sable entre ses doigts.

— Ils ont offert deux ventres d'huile.

Kayugh ouvrit la bouche pour dire « Bonne transaction », mais il se ravisa. Comment un homme peut-il évaluer une bonne épouse ? Que sont deux ventres d'huile à côté de la chaleur de la peau d'une femme, du feu qui brille dans ses yeux ?

— Garde-les en réserve. S'il le faut, nous la rachè terons.

— Je pensais les offrir aux esprits du vent, pour attirer leur faveur.

— Fais ce que tu crois juste. C'est ta femme. Tu sais ce qui est le mieux.

— Premier Flocon dit que Chasseur de Glace parti a dès demain.

— Ils la veulent ce soir ?

— Oui, mais Premier Flocon les a prévenus qu'ils devraient attendre. Je l'aurai donc cette nuit encore. Elle ne dormira pas sur la plage avec les marchands.

— As-tu décidé de l'endroit où tu la rejoindras ?

Longues Dents leva un doigt.

— Je partirai à sa rencontre à la prochaine lune. Si je ne la trouve pas, je me rendrai au village Morse pour la racheter, même si cela doit me coûter tout ce que je possède.

Kayugh se tut. Il plongea seulement les yeux dans ceux de Longues Dents, de frère à frère.

Trop de chagrin, songea Kiin. Elle était rentrée pour trouver Takha exactement comme elle l'avait espéré — vigoureux et joyeux — et Trois Poissons plus sage, plus douce, une vraie sœur. Mais elle avait perdu Shuku. Elle était revenue pour constater que son père avait été banni de sa tribu et voir sa mère, l'heureuse épouse de Longues Dents. Mais voilà que sa mère allait être vendue comme esclave. Quel espoir une vieille femme avait-elle ? Aucun homme n'en voudrait pour épouse. On l'utiliserait pour les tâches les plus rudes et elle aurait peu à manger.

— Une lune, rien qu'une lune, lui répéta Coquille Bleue en lui tendant les bras.